Hypothèses et Anecdotes


• Pierres à cupules
• Prémonitoires
• Le sgnô
• La Gitane Au Crépuscule
• Le déserteur
• Le diable à Bornand
• Constant et le soldat
• La grotte
• Le quatrième
• La Boule
• Le chien de Marguerite
• Je suis mort en 49
• Les Emigrants d'Arenthon
• Le défilé sous la Lune
• La Vouga
• Marmet
• Le col des trois culs


le quatrième

Pierres à cupules

Les ouvrages qui traitent d’archéologie préhistorique et en particulier de mégalithisme proposent de nombreuses hypothèses souvent contradictoires ou peu convaincantes à propos des monuments qui nous restent de ces époques assez reculées pour que leur signification ne nous soit pas accessible. Certaines sont fantaisistes et relèvent d’une véritable pathologie de l’imagination plaçant leurs auteurs au rang des farfelus et autres illuminés. D’autres puisent dans l’inconfortable domaine de la légende ou de supposées traditions stratifiées autant que déformées au cours des âges, ce qui les rend de plus en plus incompréhensibles à mesure que l’on s’éloigne du simple bon sens primitif. Reste la Tradition et sa transmission par initiation, ce qui n’est pas donné à tout le monde.

En ces régions, comme en beaucoup d’autres les experts sont peu nombreux et les plus sages d’entre eux se reconnaissent à ce qu’ils n’hésitent pas à déclarer qu’ils ne savent pas ou qu’ils avancent masqués. Il y a pourtant des monuments, des constructions, des ruines ou des traces et il faut bien en expliquer la présence par une volonté de leurs architectes de satisfaire à un besoin d’autant plus impérieux que les efforts pour achever de telles œuvres été plus gigantesques.

Je laisse de côté les dolmens dont la fonction de caverne de substitution à usage de tombeau, peut-être régénérant, est à peu près retenue partout. Je n’insiste pas sur les menhirs isolés ou leurs alignements dont on reconnaît du bout des lèvres qu’ils sont le résultat d’une figuration de la circulation cosmotellurique ou son inverse et probablement aller et retour, quel qu’en soit la nature et le contenu. Je mentionne les cromlechs dont la forme généralement circulaire fait penser à un graphisme mnémotechnique de la notion d’espace sacré avec toutes ses implications.

Je me consacre ici et seulement à une catégorie de monuments, ou objets présentés comme tels, qui laissent généralement les auteurs parfaitement muets dans la plus grande incertitude, génératrice des plus hilarantes âneries. C’est pourquoi je ne crains pas d’en ajouter une de plus à une liste pourtant fournie.

Comme la totalité des montagnards j’ai souvent côtoyé les bergers. Ceux-ci pratiquent un art extrêmement ancien qui trouve ses origines dans le néolithique et qui consiste en une transhumance saisonnière qui permet aux troupeaux de trouver de l’herbe fraîche, nouvelle et sauvage, lorsque l’hiver cède aux belles journées de printemps et que la remontée des neiges fondantes permet le renouvellement progressif de la végétation.

Si, de nos jours, un certain nombre d’améliorations et de perfectionnements techniques ont considérablement facilité leur activité, notamment en ce qui concerne les moyens d’approche des pâturages par la route, le ravitaillement des hommes par véhicules adaptés au terrain, la communication radio avec la vallée et autres aménagements de détail, il n’en reste pas moins que leur métier se résume en trois points essentiels : l’herbe, l’eau et...le sel. Tout le reste est périphérique.

C’est certainement l’observation des animaux sauvages, des chamois et autres caprins montagnards, qui a instruit les premiers bergers qui les virent fréquenter les endroits où affleurent des roches salines qu’ils lèchent assidûment. Les troupeaux en font autant dans la mesure où ces roches existent là où on les installe. L’idée d’apporter des blocs de sel là où il n’y en a pas tombe sous le sens. Chacun sait en effet que lorsqu’on a soif dans l’effort c’est la déperdition de sel par la transpiration qui épuise davantage que celle de l’eau. Au demeurant, en montagne, l’eau est bien plus abondante que le sel naturel infiniment plus difficile à localiser, s’il existe. J’ai été assailli un jour sur une arête herbeuse par trois moutons qui se sont mis à me lécher énergiquement les avant-bras à la recherche évidente d’un tas de sels minéraux dont ils manquaient et que je transpirais abondamment.

Pour éviter tout gâchis on ne peut placer un bloc de sel n’importe où. A terre il sera exposé à l’humidité du sol et souillé par la boue, les excréments, les végétaux écrasés, d’autant plus rapidement que les animaux le déplaceront et le feront rouler dans tous les sens. J’ai vu des vaches détruire un abreuvoir léger de bois en quelques minutes en le renversant et en le piétinant à force de se bousculer autour. On préfèrera donc un endroit propre comme une dalle ou une vaste pierre plate horizontale afin que le bloc de sel ne glisse pas à sa surface. Un bloc erratique abandonné sur le pâturage par quelque ancien glacier sera un support acceptable si sa surface est, par bonheur, assez vaste et creusée d’une notable dépression centrale. Il faudra, bien sûr, que cette dalle ne soit pas trop haute afin que les moutons puissent y grimper. Les chèvres se débrouillent toujours. La dépression centrale est également nécessaire car, lorsqu’il pleut, le sel du bloc est dissout en surface mais l’eau salée à saturation remplit la cuvette. Les animaux viendront boire et récupérer ainsi ce qui aurait été perdu si le bloc était posé au sol. De plus, posé dans un creux, le bloc de sel restera mieux à sa place lorsque les bêtes le lècheront en se bousculant. En conclusion provisoire on peut donc accepter cette disposition pragmatique qui n’exclue pas, pourtant, quelques perfectionnements plus astucieux dont le premier sera évidemment de creuser cette dépression par martelage ou par usure au pilon lorsqu’elle n’existe pas.

Qui n’a jamais vu un groupe de chèvres se bagarrer pour atteindre un bloc de sel posé au centre d’une dalle ne peut pas imaginer combien les dominantes peuvent repousser brutalement les autres qui reviennent inlassablement à l’assaut. L’idée de creuser plusieurs cupules bien réparties et garnies chacune d’une poignée de fragments permet de distribuer plus équitablement, d’éviter les échanges de coups de corne et de gagner du temps par répartition si on est pressé de traire ou de remiser. Plus les cupules seront nombreuses, plus la distribution sera harmonieuse, moins on aura de bousculade.

En complément, en cas de pluie, la saumure des cupules débordera des unes vers les autres à la manière des retenues successives qui régularisent et récupèrent l’eau des torrents. C’est un véritable distributeur intelligent que l’on aura construit en creusant la pierre de nombreux réceptacles.

On se rend compte que cette disposition en cupules multiples peu profondes facilite également l’évaporation dans chacune d’elles, qui sera plus rapide que dans un seul et plus vaste bassin. Le sel cristallisé sera plus vite réutilisable sous l’action du soleil et sans intervention.

On pourra même créer des cupules communicantes de niveaux légèrement différents afin que l’eau salée coule vers la plus basse laissant le petit tas de sel relativement au sec dans son logement supérieur. Ce raffinement crée une forme en pied, dit-on, bien qu’elle ressemble à tout sauf à cet organe si utile pour marcher.

Une dernière remarque concerne les cupules qui n’en sont pas. Elles sont rares et situées sur l’arête circulaire d’une dalle en forme de lentille. Elles font penser à une sorte de crantage comme certaines bordures de toits de tuiles lorsqu’il ny a pas de chéneau . Je les vois comme des conduits grossiers concentrant les gouttes d’eau salée qui déborderaient sans ordre de toutes les cupules des régions supérieures de la dalle. Elles agissent comme des gouttières auxquelles les animaux s’abreuvent sans laper ou lèchent la trace de sel sec lorsque l’écoulement tarit au soleil.

Il va de soi que toutes les pierres à cupules que l’on découvre de nos jours ne sont pas horizontales. Elles ont pu être redressées ou déplacées volontairement ou non. Le sol bouge, les pierres glissent, on les réutilise. On les affuble souvent de significations magiques païennes légendaires tirées d’un fatras symbolique inextricable où la récupération chrétienne joue aussi sa partie sans scrupules.

De telles constructions s’expliquent pourtant aisément considérant d’une part que les hommes ne font jamais rien sans raison utilitaire, d’autre part que le travail de la pierre est ou était une des techniques répandues depuis la plus lointaine préhistoire, d’autre part enfin que la surveillance d’un troupeau bien contrôlé par des chiens compétents laisse énormément de temps au berger pour fignoler un ouvrage aussi indispensable à la bonne utilisation de ce stock de sel précieux parce qu’il vient de loin et qu’il coûte bien du travail.

En l’absence d’hypothèse explicative satisfaisante je propose celle-ci qui a au moins le mérite de laisser en paix Gargantua, Jésus et autres fouleurs légendaires de roches dures où ils auraient laissé la trace de leurs célèbres pieds.


Prémonitoires

Ce texte est un recueil de récits de rêves prémonitoires dont le bénéficiaire ou la victime, comme on voudra, est d’autant plus digne de foi qu’on n’imagine pas quel bénéfice il pourrait retirer de mensonges de cette nature. Nous sommes ici aux limites du paranormal, c’est-à-dire légèrement ou immédiatement au-delà de la frontière qui sépare le rationnel d’aujourd’hui de ce qui sera probablement l’objet de sciences de demain. Rien d’étrange ou de volontairement spectaculaire dans ces observations, certes subjectives, mais qui s’inscrivent dans ces vastes champs de témoignages qui, à force et par leur multiplication, nous obligent à construire de nouvelles hypothèses pour répondre à d’immémoriales interrogations. A la sincérité on ne peut répondre que par la bonne volonté critique qui veut que l’on se refuse à "offenser le dieu inconnu". Laissons donc parler l’auteur anonyme :




Avertissement


Depuis de longues années je subis ou, si l’on veut, je mérite de rêver assez souvent de manière prémonitoire. C’est ainsi que, de temps à autres, j’observe à mon réveil que des rêves d’un aspect particulier sont restés dans ma mémoire avec une précision et une insistance que j’ai appris à regarder comme le signe de leur importance prédictive à plus ou moins long terme. Pour y avoir porté attention, avec une certaine légèreté au début, avec de plus en plus d’intérêt ensuite, j’ai remarqué que leur fréquence et leur vocabulaire symbolique devenaient de plus en plus intenses. Décidé à en profiter, sans trop insister sur cette espèce de faculté quasiment prophétique à usage personnel j’ai, en quelque sorte, fait confiance.

Le résultat de cette attitude positive et bienveillante mérite d’être mis en évidence. Il est devenu une sorte de dialogue que je peux provoquer à l’occasion ou, au contraire, auquel je suis appelé alors que je ne demande rien. C’est pourquoi j’ai pris note des souvenirs de quelques-uns ces rêves d’allure particulière qui, désormais, me sont inoubliables par leurs images symboliques toujours présentes à la moindre sollicitation vigile. Leur interprétation demande évidemment un effort de recherche sur la signification des nombreux symboles oniriques qui apparaissent dans ces rêves. J’ai dû apprendre à comprendre. Néanmoins, à peu d’exceptions près, j’ai toujours reconnu ce qui se dissimulait derrière ces symboles, plus ou moins vite, avec plus ou moins de facilité et généralement a posteriori. Il est même arrivé que je sollicite un rêve supplémentaire pour affiner quelque détail demeuré obscur. Il n’a jamais manqué de se produire même si le symbolisme complémentaire était parfois plus obscur encore que celui qu’il tendait à éclaircir. Il y a de la malice et de l’humour là-dedans. Cette bonne volonté m’a néanmoins souvent conforté et, quelle qu’elle soit, j’en remercie la source. Ce remerciement n’est pas gratuit. Tout se passe comme si la gratitude était une condition pour que le flux d’informations ne tarisse pas, sur un accès de lassitude de l’informateur.

Les événements que prédisaient ces rêves se sont produits, parfois avec une exactitude étonnante, parfois avec des distorsions que mon inaptitude à tout décrypter ne pouvait éviter. J’en donne référence au cours de chaque récit sans nommer, sauf exception, les personnes concernées, par discrétion d’abord, pour ne pas soulever de questions inopportunes chez leurs parents ou amis ensuite. Car, comme on le remarquera, ce sont souvent des décès qui me sont annoncés ainsi, sans que je sois toujours concerné par ces deuils annoncés, ou parfois pas du tout. Tout se passe comme si les prémonitions tombaient aux environs et dans un rayon géographiquement réduit, le degré d’intérêt que je porte à ces gens étant la mesure de cette proximité qui peut être extensible.

Il va de soi que je me refuse à répondre à l’habituelle objection que fait naître chez bon nombre d’imbéciles l’exposé de tels récits. C’est une atmosphère de confiance qui doit présider à la lecture de ces communications expérimentales bien que non sollicitées. Je ne vais pas m’abaisser à traiter avec des gens qui me refusent la leur. Je me contente d’affirmer que la faculté onirique ainsi mise en œuvre est un excellent moyen de se souvenir du futur. J’ajoute que je ne conclue rien du tout de ces expériences aussi involontaires et gratifiantes sinon que, comme les montagnes de Mallory, elles sont là.

 

 

La mort annoncée de Louis

J’ai cité ce rêve dans un autre ouvrage. C’est pourquoi j’en donne ici une relation augmentée alors que précédemment l’obligation de faire court exigeait un résumé strict.

Louis B... est un vieil ami. Je veux dire un ami plus vieux que moi. Il a fait la première guerre mondiale alors que j’étais trop jeune, de peu, pour participer à la seconde. Je regrette que ce soit ainsi que nos générations respectives aient été amenées à mesurer le temps qui passe par les évènements tragiques qui le jalonnent. J’ai rencontré Louis dans une de ces sociétés dites secrètes parce qu’elles sont réservées. J’en ai traité ailleurs et n’y reviendrai pas. Je l’ai fréquenté longtemps puisqu’il s’était établi, après son veuvage, à quelques dizaines de mètres de chez moi, que nous étions en bonne harmonie intellectuelle et que rien ne nous séparait irrémédiablement en ce domaine. J’ai toujours conservé dans nos rapports une indépendance d’esprit indispensable à une bonne amitié et c’est pour cette raison que nous nous entendions bien, mentalement, moralement et intellectuellement.

Le rêve qui le concerne me saute aux yeux, littéralement, dans les circonstances précises et inquiétantes que voici :

Louis a été grièvement blessé au cours d’une attaque aux environs de 1917. Il a reçu une balle explosive dans le bas-ventre. Les dégâts anatomiques sont importants mais, physiologiquement, tout continue à fonctionner normalement après une série d’interventions chirurgicales assez impressionnante. Une douzaine, je crois. Ce qu’il ne savait pas et aucun de ses successifs médecins non plus, c’est que l’image radiographique de son bassin resterait à peu près celle d’un corps perforé par une volée de plusieurs centaines de petits plombs également répartis sur le cliché comme si on y avait jeté une poignée de gros sable radio-opaque. Je suis amené à observer la plus récente de ces radios lorsque, à la suite d’une fracture spontanée orthostatique du fémur, il est hospitalisé d’urgence. A ce moment, il est âgé mais encore vigoureux malgré une relative insuffisance respiratoire. Intellectuellement très actif, de longues années d’études et de réflexion à propos, entre autres, du symbolisme, de la psychanalyse, de la métaphysique et du phénomène initiatique, le mettent particulièrement à l’aise pour opérer en ces domaines avec pertinence et habileté expérimentale. De plus, il est astrologue. Attiré vers l’astrologie par la richesse considérable du symbolisme de cette discipline, il s’y consacre avec une passion non dénuée d’esprit critique et considère avec un intérêt parfois amusé les conclusions qu’il en tire, plus techniques que prédictives. C’est dans ces conditions que je suis amené à examiner sa radiographie en compagnie de son médecin traitant lorsque je lui rends visite à la clinique où il est soigné et où j’ai l’habitude d’opérer mes propres patients à l’occasion, ce qui me procure des entrées faciles et une information sans réticences. Le fémur de Louis présente une discontinuité assez étonnante, une absence de tissu osseux de plusieurs centimètres entre un fragment supérieur qui se termine en sucre d’orge passablement aminci et un fragment inférieur vraiment taillé en pointe. La décalcification est impressionnante. De plus, comme dit plus haut, l’image est saupoudrée de cette grenaille radio-opaque qui a intrigué le radiologue avant que je l’informe de cette ancienne blessure de guerre. On lui a posé une prothèse de hanche de bonne longueur après curetage soigneux de toutes les surfaces osseuses défectueuses qui sont évidemment étendues.

Dans son lit, confronté au décubitus habituel et à l’immobilité, qui sont classiquement des facteurs aggravants chez ce genre de patients, Louis semble en bonne forme. Nous bavardons agréablement, nous plaisantons même. Il m’envoie acheter un flacon d’une célèbre préparation de jus de viande concentrée pour confectionner une boisson revigorante. Je le quitte sans inquiétude et lui promets de revenir bientôt. Nous sommes le 16 du mois.

Le rêve survient dans la nuit du 16 au 17.

Je suis à Vercland, sur la rive gauche de la vallée du Giffre, en face de Samoëns. Le temps est sombre sous une lumière crépusculaire que je retrouve désormais sans étonnement dans la plupart de mes rêves prémonitoires. Je vois très bien cependant tous les détails signifiants. Je me trouve au point de départ du premier télécabine qui a été construit en ce lieu, si l’on peut appeler cabines les paniers en tubes d’acier dans lesquels on se tient debout à deux, sur un sol fait d’une plaque de tôle guillochée. Ces nacelles passent devant moi, l’une après l’autre, dans un mouvement continu. Elles sont embrayées à demeure sur un gros câble tracteur et roulent sur un porteur fixe. En gros, il s’agit d’un monte-charge à peine perfectionné. Chaque benne porte une plaque de tôle ornée d’un chiffre peint en blanc. Cette numérotation sert aux clients qui font la queue à se précipiter lorsque approche le numéro que porte leur ticket délivré dans une cabine en bois qui ressemble plus à une cambuse de chantier qu’à un chalet montagnard. Aujourd’hui cependant il n’y a personne, ni skieurs, ni machinistes. Je suis seul devant cette mécanique assez repoussante dont la grande roue motrice horizontale tourne lentement et inexorablement dans le ciel gris.

Je remarque tout à coup la présence d’un vieil homme, à en juger par sa silhouette accablée. Il est vêtu d’un long manteau sombre et visiblement râpé. Il porte une sorte de vieux chapeau aux bords avachis qui dissimulent son visage. Je ne distingue que ses yeux tristes et délavés qui me jettent un regard vide d’expression. Je ressens une impression de grande tristesse mal formulée, à peine esquissée. Le vieil homme attend devant moi et regarde passer les bennes numérotées qui descendent, tournent devant lui et reprennent l’ascension. Il s’agite à peine lorsque passe le numéro 16. Lorsque vient celle qui porte le numéro 18 il saute dedans, se retient aux montants du garde-fou et s’en va peu à peu en montant vers l’ombre des grands sapins. Je reste songeur à le regarder s’éloigner...

L’épilogue du rêve et son interprétation sont presque inutiles tant elles sont évidentes. Louis est mort le 18. Je l’avais vu le 16 en assez bonne santé postopératoire. Le télébenne de Vercland atteint Les Saix d’où on peut gagner un sommet facile qui permet de redescendre de l’autre côté vers Les Carroz d’Araches. Louis était natif d’Araches. Les autres symboles tels la montée, le passage de l’autre côté, le transport, la grande roue qui tourne, la tristesse de l’ambiance, sont tellement clairs que toute analyse serait superflue.

 

Un rêve éveillé très rassurant

Nous sommes sur la route du retour des vacances. Un bouchon ralentit la circulation et l’immobilise complètement à l’entrée d’une petite ville près de Sète. Nous prenons notre mal en patience bien qu’il fasse très chaud et que la route soit longue encore. Nous espérons atteindre la Savoie avant la fin de la journée. Nous avons quitté Salou au tout début de la matinée. Je conduis continuellement sans me faire relayer comme d’habitude.

Il se produit alors un phénomène étrange :

Sur la gauche de la route où je suis arrêté dans l’embouteillage je remarque une murette d’à peu près cinquante centimètres de haut. Elle est recouverte de pierres plates qui forment comme une banquette. Assis sur cette banquette se trouve mon ami Louis, dont je parle au paragraphe précédent et qui est décédé il y a quelques années. A son côté se trouve mon beau-père qui est mort bien auparavant. Ils sont là, tous les deux, hilares. Ils me font de petits signes amicaux de la main et s’esclaffent de plus belle. Entre deux crises, reprenant leur souffle, ils s’agitent en me montrant du doigt, ce qui semble les réjouir encore davantage. Je me rends parfaitement compte que je suis éveillé, au volant de ma voiture, accompagné de mon épouse, de nos deux fils, de nos deux chiens. Je n’ai pas besoin de me pincer, pour me prouver que je ne rêve pas. De minutes en poignées de secondes je dois débrayer, passer la première, embrayer et avancer de quelques mètres pour suivre le mouvement de la file de voitures qui avance par bonds. Ces gestes sont parfaitement maîtrisés et synchronisés et personne dans la voiture ne se rend compte de mon étonnement amusé.

Cette vision est pour moi seul et les légers déplacements que j’effectue ne semble pas l’affecter. Je me rends parfaitement compte que ces deux-là, morts depuis longtemps, me font des signes d’amitié rigolarde, visiblement persuadés qu’ils me font une bonne blague. C’est alors que je réalise que la murette en question est la limite d’un parc d’exposition en plein air des cheminées Ph... ou quelque chose d’approchant. Il y en a des dizaines de toutes formes réparties sur une vaste cour devant le bâtiment commercial portant l’enseigne éclatante en plein soleil. Le symbole est si évident que je me souviens immédiatement que ces deux rigolos ont en effet été incinérés l’un et l’autre. Je dois avancer encore un peu. J’ai juste le temps de penser à mon père qui est mort deux ans après mon beau-père. Je suis surpris qu’il ne soit pas assis là en leur compagnie. Je me penche légèrement à la portière dont la vitre est évidemment baissée par cette chaleur de plein été et je demande aux deux comiques pourquoi il n’est pas avec eux à se moquer de ma surprise. La réponse à deux voix est nette : « Oh tu sais... avec ces gens qui nous arrivent dans un tonneau ! «. Juste à ce moment la circulation repart franchement et je quitte la scène sans avoir le temps de m’informer davantage.

Mon père n’était pas un ivrogne, seulement un buveur de bonne compagnie. Depuis sa retraite, il avait pris pourtant l’habitude de retrouver quelques copains de son temps dans un bistrot de la place, à dix minutes de sa maison. Ils y jouaient aux cartes et s’offraient alternativement des tournées de blanc qui finissaient par s’additionner jusqu’à rendre parfois le retour difficile et généralement oscillant. Un soir il tomba de son vélo et se cassa le nez sur le bord du trottoir. Au réveil de l’anesthésie, après suture sommaire, il demanda à la cantonade et à la grande joie des infirmières, qui allait payer la tournée. Il cessa de fréquenter ce rendez-vous amical quotidien lorsqu’une attaque le laissa suffisamment paralysé d’une jambe et assez claudicant pour qu’il renonce à sortir. Il attendit six années la seconde agression qui devait l’emporter. Le symbole du tonneau n’était pas là pour affirmer un alcoolisme chronique sans nuances. Il devait être atténué pour être admissible et donc superposé à une image d’enfermement casanier suivi de l’évidence qu’il fut, contrairement à mes deux pantins sur leur murette, inhumé dans un cercueil. La destruction lente par ce genre d’élimination organique retardée constitue-t-elle un frein à la libération de l’esprit, ou de ce qu’on entend par là, contrairement à l’incinération qui détruit tout d’un seul coup ? Est-ce ce que ces deux rigolos ont voulu me faire comprendre en se marrant comme des baleines, ce jour-là, sur la route du retour ?

 

Jean B... va mourir

Je rêve que j’arrive à l’entrée d’Annemasse par la place de l’Etoile. C’est la porte normale lorsque l’on descend des vallées, d’autant plus que la route qui m’y amène se nomme «route des Vallées". J’y ai passé à de multiples reprises en partant de chez moi lorsque j’étais enfant, adolescent puis jeune homme. J’habitais à quelques centaines de mètres. C’est pour moi un véritable symbole familier d’entrée et de sortie, y compris pour aller à la gare. Il y avait aussi la voie d’un train électrique qui coupait l’Etoile en diagonale.

Mon rêve ne me montre pas ce train qui a été supprimé il y a plusieurs dizaines d’années. Il me montre l’entrée de l’avenue du Giffre. J’ai l’intention de m’y engager bien que je sache qu’elle est en sens interdit. Je me rends compte qu’étant à pied rien ne m’en empêche... sauf qu’elle est barrée par un cercueil. Après de nombreux rêves prémonitoires je commence à avoir l’habitude de ces images de cercueils assez souvent agaçantes car elles ne sont pas explicites. Je cherche généralement à savoir qui se trouve à l’intérieur afin de couper court aux interprétations imprécises. Cette fois-ci je m’en approche, un peu énervé. Je remarque qu’il est très légèrement entrouvert et je comprends immédiatement que la mort de celui qui doit se trouver bientôt là-dedans n’est pas pour l’immédiat et pourtant très proche. Mais qui est-ce au nom du Ciel ou de ce qu’on voudra qui ferait l’affaire !

Deux jours plus tard, je me suis décidé à réclamer un rêve explicatif supplémentaire ou complémentaire. L’opération n’a rien d’insurmontable. Il suffit de montrer quelque humeur et de renoncer mentalement à comprendre plus avant. L’information arrive d’elle-même le plus souvent. Question d’entraînement.

Je me retrouve donc sur la place de l’Etoile, exactement à la même place que lors de mon rêve précédent. Je souris intérieurement en constatant la conformité de la réponse à mon souhait. Cette fois-ci l’avenue du Giffre est débarrassée de ce cercueil formant barrage. J’hésite à m’y engager, mais c’est dans la rue du Faucigny que je me dirige, pour la quitter immédiatement en prenant à gauche la rue des Platanes. Ceux qui connaissent l’endroit verront sans peine où cette modification de parcours va me mener. Ils se trompent. Je me retrouve, à ma grande surprise, à l’entrée d’un village ancien fait d’une rue non asphaltée, poussiéreuse mais propre, bordée de maisons rurales comme des granges, des remises, des hangars. Tout est construit en beau bois de charpente sur base en dur. Portes, petites fenêtres, toitures débordantes, tout est bien soigné, ancien mais d’apparence prospère. Je remarque qu’il n’y a aucune marque d’activité agricole salissante, comme bouses, crottin, fange, fumier. L’impression est celle que donnerait un village rustique, certes, mais de luxe. Je pense immédiatement à une rue de maraîchers. En même temps je réalise le pourquoi de cette rue des Platanes.

Habituellement, étant bien éveillé, je ne peux regarder ou entendre parler de platanes sans revoir le vieux champ de foire de Gaillard, tout près de l’école où exerçaient mes parents lorsque j’étais petit. J’étais admiratif devant ces beaux arbres serrés qui s’étendaient sur une surface considérable à mes yeux d’enfant. Platanes et Gaillard sont chez moi de véritables mots associés. Il est vrai que cette image de platanes, pour révélatrice qu’elle soit, ne suffit pas à imposer suffisamment la clameur onirique. Il se trouve que Gaillard, cette banlieue maraîchère et frontalière de Genève est devenue pendant de longues années l’eldorado des légumiers de luxe et autres spécialistes des petits oignons, avant que l’urbanisation dévorante en fasse un univers de béton copropriétaire, de villas nouveaurichardes et de promoteurs enrichis autant que faillitaires. La cause est donc entendue : quelqu’un de Gaillard va mourir. Qui donc que je connaisse ? C’est en effet la moindre des choses que ce futur cadavre se situe un tant soit peu dans le champ de mes relations, ne serait-ce que de voisinage éloigné. Or je ne connais désormais que fort peu de gens de Gaillard, contrairement aux temps révolus où j’y avais assez de copains ou d’amis pour en tirer une bonne réserve de prémonitions. Je compte sur mes doigts. Il en reste si peu. Tous ont un point commun, celui que l’éloignement des yeux et du cœur, comme on dit, appelle indifférence ou simplement je-m’en-foutisme. Exeunt les Gaillardins de ma mémoire. Seuls subsistent les anciens, aussi vétustes que cette image de maraîchages de jadis et des platanes d’autrefois.

Le rêve s’achève sur cette frustration.

Le dimanche suivant, comme chaque semaine, je lis Le Dauphiné, ce journal dit Libéré depuis la Libération, comme de juste. Je vois d’abord une série d’informations parfaitement insipides, subjectivement barbantes. Je tourne la page et plonge dans les nouvelles de ma région. J’apprends que la route du Fer à cheval est coupée par un énorme éboulement qui barre tragiquement la vallée... du Giffre. Ben voyons ! Je ne vois guère de rapports entre une avalanche de cailloux, aussi énormes soient-ils, et un cercueil. Il y a bien une idée de barrage dans les deux images, mais apparemment personne n’en est mort. Je laisse donc tomber la page de droite où stagne cette information marginale autant qu’illustrée, pour jeter un œil aux avis de décès imprimés sur la page de gauche. J’ai à peine le temps de noter que l’avenue du Giffre est immédiatement à droite de la rue du Faucigny qui se trouve donc non moins immédiatement à sa gauche.

Je vois, comme si l’article bondissait hors de la feuille, que Jean B... est mort.

Nous n’avons pas été prévenus. Je prends le temps de réaliser que Jean B... était originaire de Gaillard où il vécut son enfance, son adolescence et sa première jeunesse.

 

Lucie

Je suis en train de rêver avec une intensité étonnante. J’en suis véritablement captivé comme par un bon film aux très belles images.

Je descends vers le Grand-Bornand, venant de La Clusaz. Peu après Saint-Jean-de Sixt la route présente un virage à gauche d’où se détache vers la droite une autre route qui mène au village. Je prends alors à gauche, renonçant à poursuivre mon itinéraire et je m’arrête un peu plus loin. Je crois bien que je suis en vélo. J’ai sous les yeux une longue prairie d’un vert intense et d’une pente soutenue qui aboutit, tout en bas à l’entrée d’une gorge sombre et étroite où s’engage un torrent écumant. L’image, bien qu’onirique, est la parfaite illustration d’un énorme verrou rocheux perforé par un ancien torrent sous-glaciaire devenu exutoire de toutes les eaux de la région. Ce rétrécissement est l’aboutissement de deux routes qui se rencontrent en forme de triangle. Ce qui me surprend le plus dans cette image c’est qu’elle est parfaitement conforme à la réalité. Je connais cet endroit et j’y ai passé plusieurs fois en vélo ou en voiture. Tout est exact. Je remarque, à l’entrée de la gorge étroite, un bâtiment ancien et abandonné. Je le reconnais également. Il existe dans la réalité. Mon grand-père m’a appris qu’il s’agit de l’ancienne douane de l’époque de la grande zone franche désormais supprimée.

J’éprouve le sentiment de plus en plus évident que je suis en train de rêver. Je m’en réjouirais si je ne cherchais pas à comprendre ce que je fais ici, dans cet endroit précis, qui n’est tout de même pas au centre de mes préoccupations quotidiennes. Il y a bien cette gorge sombre et étroite et cette douane qui évoquent l’idée de passage, d’enfermement, d’entraînement par les forces naturelles. De plus, ce torrent se nomme le Borne. Limite, frontière, passage outre ? J’hésite.

Tout à coup, je me rends compte que, au bas de la prairie verdoyante, il y a un cimetière. C’est un beau cimetière tout neuf et bien entretenu. Sa présence est tout à fait saugrenue en cet endroit. Je sais, j’affirme mentalement, qu’il n’existe pas dans la réalité. Choqué, je m’en approche en volant, ce qui n’est guère habituel pour un cycliste. Je vois alors nettement qu’il s’y déroule un enterrement. Les gens qui sont là sont, parait-il, de mes cousins. Je suis tout pénétré de cette information qui m’irrite d’autant plus que je ne reconnais pas un seul visage. Il y a erreur. Ce cousinage est imaginaire, voyons ! Quelle idée ? Ces gens sont des étrangers.

Je remarque alors qu’on a disposé le cercueil sur des tréteaux comme il est habituel pendant la durée de la cérémonie mais surtout qu’il n’est pas fait de bois. Il est d’un métal semblable à de l’acier ou de l’aluminium brossé. Il luit au soleil d’un éclat atténué mais intense quand-même. J’en suis intrigué au point d’en négliger tout le reste de ce bel ensemble d’images. C’est la lueur qui s’impose et domine.

Je me suis réveillé, bousculé par l’intensité du rêve. J’en reste troublé un long moment malgré un détour par la salle de bain, le retour à mon lit et autres activités nocturnes et ordinaires qui me rassurent sur mon état de veille indiscutable. Je cherche le sens du rêve et je comprends sans peine qu’il s’agit de l’annonce d’un deuil, du franchissement d’une barrière douanière, limite ou seuil. Le disparu va s’engager dans la fameuse vallée de la mort dont parlent les textes, gorge sombre et étroite aux aspects sinistres. Il sera enlevé par le courant des forces de la nature. Mais pourquoi ce cercueil luisant ? Et ces cousins inconnus ?

Une semaine plus tard j’obtiens la réponse. Lucie est morte. Lux, Lucie, cela va bien ensemble. Il s’agit d’une cousine de la mère de mon épouse, que je ne connais qu’à peine et pas du tout sa famille. Elle habitait Genève, au-delà de la frontière, de sa douane et de ses bornes. Le Borne coule vers l’Arve et ce dernier va à Genève. Il passe juste en dessous de chez Lucie. Dont acte. De foi, évidemment !

 

Promenade au Grenairon

Pour ceux qui désireraient voir où se trouve le Grenairon, je conseille de chercher sur une carte des sommets qui dominent Sixt, en Haute-Savoie. Je suis sûr de l’étymologie de l’endroit et je sais que l’on parle aussi des Frètes du Grenier. Depuis la petite esplanade des Tines, juste avant de redescendre sur Sixt, on remarque très bien un gros gendarme carré vers le milieu de cette arête du Grenairon. On l’appelle le Grenier, par mimétisme. Il est d’ailleurs flanqué d’un autre caillou pointu et légèrement courbé qui fait penser, avec pas mal d’imagination, à une vielle femme qui baisse la tête pour entrer dans son grenier. Il faut savoir, comme on l’a souvent rabâché, que le grenier est, en Savoie, un petit bâtiment autonome, sorte de coffre-fort en bois solide, où les paysans installent leurs biens précieux ou vulnérables, notamment les semences, afin de les éloigner des maisons et des granges trop exposées aux incendies. Voilà pour le Grenairon, le Grenier et l’idée de réserve de semence qu’il transporte jusque dans mon rêve.

Je rêve en effet que je monte au Grenairon. Je n’en suis pas étonné. C’est un endroit où je suis allé très souvent, soit pour monter au Buet le lendemain, soit pour m’entraîner en début et en fin de saison, principalement pour consolider mes cuisses à la descente en prévision du ski. La montée est longue et assez monotone, par la route classique et désormais jeepable qui déroule ses nombreux lacets, d’abord en forêt dense, puis en zone clairsemée, à découvert enfin au-delà de la limite des arbres. C’est à la limite de végétation arboricole que mon rêve m’amène.

D’ici je devrais apercevoir le refuge bien connu qui reste parfaitement imprimé dans mon souvenir ainsi que dans celui des événements qui s’y rattachent. Or, à ma grande surprise je vois à sa place une chapelle rustique mais parfaitement construite en belles pierres calcaires grises en apparence inaltérables Ancienne par son style elle semble indestructible. Elle me fait penser à certaines chapelles de Bretagne, modestes mais rassurantes par leur aspect fonctionnel, leur sobriété, l’absence d’ornements ou de fioritures extérieures. Une façade triangulaire bien assise porte un clocher central massif et carré au toit court et pyramidal. J’y vois l’image évidente de la foi ancestrale sans théâtralité, certitude aussi solide que modeste, abri inébranlable de la vérité sans interrogations subtiles ni ornements littéraires. Je sens aussi que cette vision est parfaitement symbolique. Elle est collée ici, dans ce rêve jusque là très réaliste, afin de s’imposer avec d’autant plus de poids. Je me dis aussi qu’une chapelle à la place d’un refuge, ce n’est pas si antinomique que çà en à l’air.

Je suis à la fois intéressé et perturbé. Je ne me sens pas du tout attiré par cette manière de sentir la foi. Ce serait plutôt le contraire. Je me refuse à adopter cette croyance compacte et sans questions. Je ne suis pas vraiment croyant. Je suis plein de méfiance et de réserve envers les affirmations de la religion et le monopole explicatif de l’Eglise. Je suis cherchant, tout au plus, plein de curiosité parfois. Je considère que c’est déjà beaucoup en cette époque où la spiritualité est une étrangeté pour beaucoup et une incongruité pour tous les autres, sans compter avec la majorité d’absents qui ne savent pas de quoi il s’agit et s’en foutent totalement. Sans compter non plus avec les multiples escrocs qui font le commerce des pièges à cons. Alors que vient faire ici cette allusion à la foi pesante du montagnard rustique ? D’émouvante cette chapelle inattendue en devient irritante.

Je monte tout de même jusqu’à la petite cour qui sert de parvis. Je m’appuie au parapet pour admirer une fois de plus le magnifique paysage que je connais bien. Toutes ces montagnes si souvent parcourues m’apparaissent comme une sorte de résumé amical sans regret ni nostalgie. Je ne me donne pas le ridicule de soupirer au temps qui passe. Je suis là, statique et heureux.

Maintenant que cette image a disparu, je descends en courant à grandes enjambées le sentier caillouteux. En arrivant près des premiers buissons secs et malingres, je remarque une caravane qui monte péniblement. Ces gens sont tous en costume de ville sombre, chemise blanche, cravate noire. Ce bizarre cortège est de toute évidence un enterrement qui se dirige vers la chapelle, mais, Seigneur, comme c’est le cas de le dire, quelle idée saugrenue de faire çà ici ! Est-ce une sorte d’ascension symbolique comme en méritent les croyants particulièrement distingués et toute une kyrielle de saints plus ou moins authentiques ? Les gens qui marchent en tête portent à bras un cercueil. Ils sont quatre, tête nue et semblent épuisés, ce qui n’a rien d’étonnant en cette circonstance et à la fin proche d’une si longue ascension. Tous les vingt mètres ils posent la bière sur le sol, s’épongent, saisissent à nouveau les poignées et repartent pour une nouvelle étape. Seul le bruit des pas sur les cailloux trouble à peine le silence. Je profite d’une de ces stations, qui me font irrésistiblement penser à un chemin de croix, pour m’approcher du cercueil. Je constate qu’il est découvert. On a enlevé le couvercle pour alléger la charge. Je vois un corps, légèrement tourné vers le côté, vêtu d’une sorte de jogging gris-bleu. Je reconnais un copain de classe et de régiment nommé Lemont. Tu parles d’un renseignement, au sommet d’une montagne ! Onirique ou pas, le symbole se moque de moi. Où va se fourrer le sens de l’humour ? D’ailleurs je sais pertinemment que ce Lemont n’est pas mort du tout mais ce genre de calembours minables est fréquent dans le mode d’expression symbolique. On y trouve ici une illustration qui frise le ridicule. C’est avec une irritation amusée que je continue ma descente, bousculant au passage quelques personnes endimanchées autant qu’encombrantes. Je finis par me ranger sur le bord du sentier, les fesses dans les buissons pour laisser passer le reste de cette caravane incongrue.

Le rêve s’évanouit sur cette dernière image.

J’ai à peine le temps de regrouper tous ces symboles livrés en vrac, mais à une fréquence tout de même inhabituelle. Je me laisse aller aux impressions que leur impact a produit en moi. Je vois qu’il s’agit du décès annoncé d’un excellent et indiscutable chrétien, aussi authentique et modeste que sympathique dans sa certitude un rien pétrifiée. Son élévation ne fait pas de doute. On ne l’inhume pas comme tout un chacun, on l’emporte directement là-haut à cette chapelle mythique localisée haut dans le ciel. Je n’ai pas non plus le temps de tout saisir lorsque j’apprends la mort de Gaby N... S’il est un homme qui répond à la définition exposée par mon rêve, c’est bien lui, à la perfection.

Il était inséminateur, mais j’ai mis quelques temps à admettre cette image de grenier à semence.

 

La réunion de Tortosa

Sur la route qui va vers le sud, longeant la côte de Tarragona à Castellon puis Valencia, il y a, à droite, un peu avant d’entrer en ville de Tortosa, une sorte d’auberge ou restaurant routier. Elle est assez caractéristique pour figurer comme point de repère sur certaines cartes touristiques. J’ai passé devant à quelques reprises. J’ai retenu son aspect et surtout son vaste parc généralement occupé par de nombreux gros camions et quelques automobiles de tourisme. Le mouvement y est constant et continuellement renouvelé, à l’instar, pourrait-on dire, du flux sans fin des naissances et des morts, phénomène bien symbolisée par beaucoup d’images religieuses d’origines diverses dont, bien sûr mais pas seulement, les fameuses fresques pré-romanes catalanes et nombre de productions de l’iconographie orientale. C’est sur cette esplanade que me dépose mon rêve.

Ce jour-là elle est vide. L’auberge ne ressemble pas à l’image que j’en conserve en mémoire. Elle est plus allongée, sans fenêtres ou presque, sans la grande façade vitrée qui la fait reconnaître de loin. Pourtant, je suis fermement persuadé qu’il s’agit bien de cette halte routière et de rien d’autre. Je m’y arrête et je viens ranger la voiture, nez en avant, contre la murette garnie de plantes grasses qui protège la base du bâtiment.

Je conduis la belle DS noire de mon beau-père. C’est bizarre car à cette époque je n’ai pas encore eu l’occasion de le faire. Quelques années plus tard, après sa mort prématurée, je rachèterai cette belle mais ancienne voiture de prestige. Pour l’instant il n’en est évidemment pas question. Pourtant, c’est bel et bien au volant de cet engin luxueux que je me présente à l’auberge de Tortosa.

Pour moi, Tortosa est une ville intéressante. Ses fortifications anciennes sur bases antiques, sa position légèrement dominante au-dessus de l’immense delta de l’Ebro qui se perd dans les brumes de l’horizon marin, le souvenir de lectures à propos de ce général nationaliste qui vint planter son épée à poignée cruciforme dans la méditerranée, juste à côté, à Benicarlo, après avoir coupé en deux le restant de l’Espagne républicaine, qui s’agenouilla et remercia Dieu, renouvelant le geste conquérant de Colon, tout cela et d’autres bribes d’images perdues, me la font sentir comme un de ces lieux de la terre où il se passe peut-être quelque chose. Pour l’instant je n’en sais rien et je m’en fiche, attentif à freiner proprement sur l’aire sablonneuse. Je prends soin de cette voiture qui n’est pas à moi et des deux passagers dont j’ai la charge.

A ma droite, un cousin de ma femme. Il se nomme Roger. Il porte un blazer gris foncé à la fois strict et cérémonieux et des pantalons à peine plus clairs au pli impeccable. C’est assez étonnant de sa part car on ne voyage guère en Espagne autrement qu’en vêtements légers ou même en short. Seule sur le siège arrière se trouve une grande dame vêtue de noir et d’une élégance surannée, dentelles au col et vaste capeline qui dissimule entièrement son visage. Sans la connaître je sais avec une évidence indiscutable qu’il s’agit de la mère de Roger. Si j’ajoute que la DS est d’un beau noir brillant, tout est en place pour suggérer les obsèques de cette dame. C’est donc moi qui conduis cette suggestion de corbillard. Quelques semaines plus tard, l’annonce de la mort de Madame mère de Roger ne me surprendra pas. L’arrêt sur le parc complètement vide, la fin du voyage, la vue vers l’horizon infini et tout ce qui s’ajoute dans cette impression de finale ou d’aboutissement, me suffisent largement pour admettre une prémonition ordinaire. C’est une erreur habituelle aux investigateurs superficiels car le rêve ne se termine pas là.

A l’extrémité du bâtiment de l’auberge, à droite, je remarque une construction insolite qui n’existe ni dans mon souvenir ni dans la réalité. Il s’agit d’une sorte de véranda entièrement vitrée. De mon volant je peux voir distinctement ce qui se passe à l’intérieur et même entendre ce qui se dit. J’en suis étonné car je n’ai pas quitté mon siège, la distance qui me sépare de la véranda est d’à peu près quarante mètres. Les vitres fermées devraient m’empêcher d’entendre quoi que ce soit ou encore d’apercevoir quelques silhouettes. Elles sont bien là pourtant ces silhouettes. Je les vois nettement toutes les trois et, visiblement, ces gens sont en train de trinquer et de porter un toast. J’ose à peine imaginer qu’ils vont boire du champagne espagnol qui n’est pas le liquide le plus inoubliable qui soit. En tous cas ils vont trinquer, ce qui, en argot, veut bien dire ce que çà veut dire !

La plus remarquable de ces figures est celle de Louis B..., mon voisin et ami, qui va mourir de la manière dont je serai prévenu par un rêve relaté par ailleurs. La seconde silhouette, par ordre semble-t-il, est celle de mon beau-père qui mourra comme je le dis plus haut, me permettant de récupérer bientôt sa DS. La troisième est celle de René W... un autre voisin et ami dont l’obésité et le teint vultueux ne laissent aucun doute sur sa mauvaise santé, pas au point toutefois d’imaginer un décès dans l’immédiat. Il va pourtant se produire rapidement.

René W... est d’origine suisse. Il possède la double nationalité franco-suisse. Comme pour bien asséner cette particularité, j’entends prononcer une phrase-clé à haute et très intelligible voix : «Jamais aucun Bernois n’a rendu autant de services à la France». C’est Louis B... qui proclame cela de sa voix bien connue d’orateur affirmatif. J’en suis alerté malgré une légère critique spontanée qui s’impose en même temps que m’atteint cette affirmation laudative. En effet, René n’est pas Bernois, c’est son père qui était immigré. Son attitude pendant l’occupation et au sein de la résistance justifient pleinement la déclaration de Louis. C’est en tous cas une bonne indication qui précise la désignation du personnage. Je n’ai pas le temps de remettre les choses à leur place exacte et je reste sur l’impression intense qu’il s’agit d’un Suisse, qu’il va mourir et qu’il ne sera certes pas le seul de ces figurants.

Quatre décès annoncés en même temps.

Roger est mort l’an dernier, bien après les autres. Après tout il n’était que mon co-pilote. C’est quand-même beaucoup à la fois !

 

Le refuge au crépuscule

J’arrive enfin en vue du refuge.

Je suis monté longuement par ce sentier dont je ne connais rien. Je n’ai jamais mis les pieds dans cette région de montagnes inconnues dont je ne saurais préciser le nom ni la situation sur aucune carte. Je ne sais pas du tout où je suis, comment je suis venu, ni pourquoi. Je ne me pose même pas la question. Je sais seulement que je dois monter.

Je me souviens que le parcours a été très long. Au début je marchais dans une forêt sombre, montant lentement sur un chemin interminable à peine visible dans cette lumière grise et crépusculaire qui semble envelopper toute chose ici. Je rêve mais je suis assez conscient pour penser à la «selva oscura» de ce sacré Dante, dont les écrits en italien archaïque ont empoisonné heureusement une bonne partie de ma jeunesse collégienne. Ici, point de Virgile. Il a sans doute jugé que je n’en valais pas la peine. Occupé ailleurs probablement. Peu à peu les grands sapins se sont éclaircis et j’ai continué cette montée régulière et monotone au flanc de pâturages déserts et étendus à l’infini au flanc de montagnes indécises. Après les zones herbeuses sont venus les interminables pierriers secs et désertiques. Le ciel est désormais bien visible mais il est couvert d’un voile grisâtre et sans failles, une sorte de plafond impénétrable, comme si le soleil n’avait jamais existé dans ce massif impersonnel dont les crêtes successives sont noyées dans une brume lourdement transparente et sans nuances.

Voilà que le refuge m’apparaît au bout d’un large virage caillouteux, dernière courbe avant ce qui ressemble à une esplanade en pente douce après laquelle le sentier semble continuer plus haut, si j’ose dire car rien n’est visible avec précision. La lumière est toujours aussi mesurée et je me rends compte que le plafond de nuages enveloppe jusqu’au pied de probables sommets disposés en une sorte de cirque imprécis. Je ne vois que les éboulis à la base de parois invisibles. Je ne peux que deviner les arêtes, les aiguilles, les chaînes ignorées rangées en arc de cercle tout autour de cette cuvette pierreuse grisâtre dont se dégage une tristesse sans consistance, sans la moindre trace de vie végétale ni animale, ni rien. Pas un son, pas un bruit d’eau, pas une chute de cailloux, pas un cri d’oiseau, pas la moindre brise, pas une odeur, mais seulement la lumière grise uniforme sans nuances et sans ombres qui ne décline même pas avec la montée de ce crépuscule qui semble permanent. Je me rends compte que je ne suis pas du tout fatigué, pas essoufflé, comme si je n’avais pas fait un pas depuis le départ. A vrai dire, seul mon esprit fonctionne dans une sorte d’interrogation morose sans curiosité et sans joie. Je m’approche lentement, comme à regret non formulé, vers cette vieille baraque assez rébarbative.

Le refuge est une longue bâtisse allongée, couverte d’ardoises grossières intriquées. Elle est en pierres grises et mal équarries qui apparaissent aux angles. Tout le reste des murs est crépi à gros grain bien altéré par le temps. Je vois quelques petites fenêtres carrées d’où suinte une lumière sourde, comme s’il y avait des bougies à l’intérieur. Il y a une porte vers le milieu de la façade qui me regarde. Elle est de bois verdâtre, vitrée dans le haut. Les carreaux sont sales. Je ne vois presque rien à travers. L’avant-toit est si bas que je dois me baisser pour entrer.

La salle commune est emplie de gens qui remuent lentement, vont de ci de là sans hâte, comme machinalement et sans but, entre de longues tables de bois brut. Personne ne parle. Je n’entends pas un mot, pas un bruit, le silence est absolu. Personne n’est assis. Tous ces personnages semblent attendre l’instant d’un départ imminent dont personne ne donne le signal. Mon arrivée passe complètement inaperçue. Je me déplace dans l’assemblée comme si la pièce était vide. Pas le moindre heurt, pas le moindre contact avec ces personnes mouvantes et nombreuses, cette foule atone. Tous ces gens me semblent faits de brume, inconsistants. J’ai l’impression de passer au travers.

Tous sont des hommes âgés ou franchement des vieillards. Je remarque qu’ils portent presque tous des vêtements de drap gris comme on en voit sur les illustrations des livres d’alpinisme du siècle dernier, chapeaux ronds à bord large, vestes de tweed à martingale, pantalons knickers et molletières, souliers cloutés. Plusieurs portent des écheveaux de cordes de chanvre. Deux ou trois ont de vieux sacs de toile délavée en forme de poire avachie. Je vois des visages inexpressifs, des moustaches grises et fournies de poils raides. Tout est morne et silencieux à en frissonner. Une lumière jaunâtre vient des quelques bougies fatiguées qui grésillent quelque part. Je me refuse à admettre que ce sont des cierges. J’erre là-dedans, écrasé par une sorte de torpeur inquiète et, pourquoi me le cacher, macabre.

Au bout d’un long moment un mouvement vers la porte se dessine dans la foule. Quelques ombres sortent. Personne ne semble les remarquer. Je les suis pour voir. D’un pas lent et accablé comme celui de vieux montagnards fatigués elles montent le long d’une large piste couverte de cailloux roulants qui disparaît dans le brouillard ambiant. Elles vont sans se retourner, sans se regarder, sans rien dire dans le silence absolu de cette triste cuvette. Bientôt je ne les vois plus qu’à peine. Bientôt plus du tout.

Plus irrité que déçu par ce départ absurde et sans raisons compréhensibles, je me résigne à entrer à nouveau dans le refuge. A cet instant précis, comme une explosion, une impulsion violente me repousse et me jette dans la descente. Je cours à grands pas dans la caillasse comme si j’avais le diable à mes trousses.

Le diable sûrement pas puisqu’il n’y était pas, ce me semble. C’était pourtant une bonne vision de ce qui doit se passer lorsque, très vieux si possible, on est appelé à entreprendre la dernière course. Reste à espérer qu’après le départ du triste refuge on peut encore faire quelques projets pour la saison prochaine.

 

Un passage en douane

Depuis quelques années nous avons monté en amateurs un petit orchestre de jazz vieux à Genève. Sh... joue du banjo et J-D... joue du tuba.

Un soir, je rêve que je me trouve dans un curieux bâtiment. Il s’agit d’une sorte de vaste halle entièrement construite en bois. La construction est sûrement ancienne à en juger par la charpente apparente qui est fort complexe, faite de poutres imposantes et montées comme on le faisait aux siècles passés. Les murs sont également de bois. Ils sont bien construits comme par d’habiles charpentiers et d’apparence surannée eux aussi. Tout ici semble patiné et cependant en bon état. Seul le sol est fait de ciment passablement usé par, semble-t-il, de multiples piétinements depuis fort longtemps. L’impression est assez angoissante et la clarté est faible sans que ce soit pour autant l’obscurité. Cette impression de ni jour ni nuit est assez fréquente dans mes rêves. Je n’en suis pas surpris mais seulement alerté.

Mon regard se perd dans ces poutraisons énormes et erre le long des parois sombres. Où suis-je ?

Je me rappelle alors avoir vu des gravures qui représentaient des bâtiments analogues où étaient accueillis, ou refoulés, des cohortes d’immigrants, lors des grands transferts de populations comme en ont connu le nouveau monde, les migrations vers les colonies, les déportations. Je ressens que l’aspect colonial du décor s’impose de lui-même. Je me rends compte que c’est probablement une clé du rêve. Je vois alors que le bâtiment est meublé de très longues banques de bois poncées par l’usage, munies de rails métalliques brillants et comme polis. Ce sont de ces profils de fer demi-ronds sur lesquels ont fait glisser les bagages dans les consignes de gares, les douanes; les ports d’embarquement de marchandises, de ballots, de malles. Bien que cette baraque immense soit complètement désertée elle a dû servir de douane d’accueil ou de départ vers quelque destination lointaine, dans des conditions plutôt contrastées d’espoir d’une vie future prospère en même temps que d’angoisse nostalgique au souvenir de ce qu’on laisse derrière soi. Cette fois-ci l’image est expliquée. Je sais que quelqu’un va s’en aller et pas seulement pour la ville d’à côté.

A ce moment, comme l’explication du rêve me semble satisfaisante, je m’aperçois que Sh... est en face de moi, de l’autre coté d’une de ces longues banques à glissières de fer. Elle ne me voit pas, ne me regarde pas. Je la sens songeuse et probablement triste ou inquiète. Le rêve s’estompe lentement sur cette vision bien peu joyeuse.

Quelques temps plus tard J-D... m’annonce, ainsi qu’aux copains de l’orchestre, qu’il abandonne son poste de directeur de l’entreprise d’horlogerie où il travaillait provisoirement depuis quelques années. Devant l’évidence de la fermeture prochaine de cette usine il va s’associer avec un Chinois pour installer une affaire d’import-export à Hongkong. Sh... son épouse, restera provisoirement à Genève.

Fin de l’orchestre.

***

Le sgnô

Le village d'Arenthon est situé dans la plaine post-glaciaire, entre Bonneville et Reignier ou encore entre La Roche-sur-Foron et le cours de l'Arve. C'est là que mon arrière-grand-père Pierre LAILLARD s'était établi après son mariage. Originaire de St.Pierre-de-Rumilly, actuellement St.Pierre-en-Faucigny, il avait été alpagiste, fruitier d'Arenthon, donc fromager. Il se fit agriculteur et éleveur dès qu'il abandonna la fruitière. Il possédait une assez vaste habitation longiligne comprenant au levant deux pièces au rez-de-chaussée et deux à l'étage. Il y en avait deux autres à niveau au couchant. Entre les deux extrémités ainsi habitables se trouvaient la grange ouvrant sur un vaste soli pour le foin et une étable. En face de la partie orientale se trouvait un puits important qui alimentait toutes les maisons des alentours et, scellée au mur d'angle une lanterne tenue par un support en fer forgé qui servait à éclairer l'emplacement du puits.

Pierre était le costaud du village, celui qu'on allait chercher pour les tâches lourdes, celles qui demandent des muscles et du courage. Entraîné à lever et retourner les meules de gruyère dans les étagères des caves d'affinage, à charger sur sa nuque les balles d'un quintal de farine qu'il montait dans la réserve du boulanger par une échelle ordinaire, à soulever les chars comme un cric en s'arc-boutant sous les essieux le temps d'en changer la roue, à fixer les bœufs impatients en les maintenant de front par le joug, c'était aussi un esprit fort. Bon chrétien fidèle, sans piété excessive, bien que son beau-frère soit capucin missionnaire à la Réunion, il était connu pour son obstination et donc son entêtement de "têta d'poble" qui lui permettait de mener à bien les entreprises les plus ardues comme de défendre sans faiblesse l'honneur et les principes de la morale de son temps. J'en ai gardé une image très nette bien que ce souvenir semble assez paradoxal puisque, devenu très vieux, il mourut lorsque j'avais six mois.

Une nuit d'hiver que soufflait une forte bise un bouvier un peu éméché qui couchait sur la paille de son étable les soirs où son équilibre indécis ne lui permettait pas de rentrer jusqu'à son lit, renversa une lanterne à pétrole qu'il portait, brimbalante, dans l'intention de se faire une litière sèche au fond du long bâtiment. La paille flamba immédiatement et l'homme, soudain dégrisé, se mit à détacher ses bêtes avec acharnement, les poussant frénétiquement dehors par la porte étroite, sans songer seulement à appeler au secours ou à tenter d'éteindre les premières flammes. En quelques minutes toute la ferme brûlait rageusement, la grange et son foin sec, la poutraison de sapin bien poussiéreuse, les tavaillons du toit...

Sous les rafales de bise tout le village y passa. Les maisons anciennes groupées selon l'habitude qui veut que l'on réserve à la culture ou aux jardins le plus possible de surface, furent détruites en quelques heures. Toutes possédaient des granges à foin et toutes étaient faites de bois dès le premier étage. L'école brûla aussi et les deux pièces attenantes qui servaient de Mairie depuis que l'administration communale avait passé des mains du curé à celles du syndic. Le cadastre brûla également et les actes d'état-civil dont quelques-uns seulement échappèrent. Brûlèrent les vieilles mappes du temps sarde qui ne pouvaient être reconstituées car leurs archives piémontaises avaient disparu au moment de l'annexion à la France. Brûla aussi une vieille femme enfermée derrière la grille inébranlable de sa fenêtre et un dâdou paralysé qui roula de son lit dans les flammes à travers son plancher carbonisé. Malgré la pompe à bras alimentée par un ruisseau minuscule où l'on trouvait parfois des écrevisses, malgré la chaîne de seaux de toile dégoulinants, malgré l'arrivée tonitruante des pompiers de La Roche avec leurs chevaux emballés et leurs casques à cimier de cuivre, malgré le labeur acharné des hommes en chemises et pantalons retroussés, les hurlements des femmes jetant par les ouvertures le linge de maison, les matelas, les meubles légers, les vêtements, les casseroles, les enfants en bas âge et les ornements religieux, on se retrouva au petit matin au milieu d'une vaste ruine fumante qui avait été Arenthon, sous les premiers assauts de la bise matinale qui envoya tout le monde se réfugier dans l'église épargnée parce qu'elle était bâtie lassez loin du centre à côté du vieux presbytère. Les premières voitures légères arrivaient des villages voisins qui envoyaient à boire et à manger et des couvertures, ce qu'on avait ramassé dans la panique.

Mais on avait perdu les mappes.

Il faut dire que le dernier Duc de Savoie, Roi de Sardaigne, avait, dès sa restauration après l'épisode révolutionnaire puis napoléonien qui l'avait privé de ses droits et de son trône de Savoie, fait établir des relevés topographiques de toutes les terres du royaume susceptibles de payer l'impôt, véritable chef-d'œuvre de cartographie foncière auquel on se référait continuellement. Il en est encore souvent de même de nos jours et rien ne les remplace avec une telle efficacité. De plus, Arenthon étant de fondation très ancienne puisque l'on sait qu'il s'agit d'une authentique villa romaine dont les fondations et les vestiges existent encore, elle-même implantée sur un village néolithique supposé, les échanges et mélanges de propriétés pour les raisons les plus diverses ont rendu le découpage du sol à peu près inextricables sans de solides références archivales. Restaient évidemment quelques titres de propriété plus ou moins contestables parce que souvent contredits par d'autres plus ou moins authentiques. La plupart avaient brûlé avec le reste. On en était réduit presque partout à relever le bornage et à se fier aux témoignages et aux affirmations des ayants droit. Le bornage était peu fiable car, depuis des siècles, il était habituel de le modifier imperceptiblement au cours de labours abusifs ou par intention plus délictuelle encore. De plus, beaucoup de pierres de limite avaient disparu, s'étaient délitées ou enfoncées dans le sol meuble, avaient été récupérées sans précautions pour construire ou sans raison connue. On devait donc souvent s'en remettre aux affirmations publiques des propriétaires parfois plus affirmatifs que persuasifs. Dans des circonstances aussi tragiques personne n'aurait osé tenter de s'emparer du bien d'autrui en mentant devant Dieu et les hommes. Personne... sauf peut-être un envieux, contestataire et malhonnête comme ce sacripant de CL... Donc CL... jura ses grands dieux que ce carré de trèfle, quelque part du côté des Iles d'Arve, était à lui de notoriété immémoriale et que si Pierre LAILLARD prétendait le lui avoir acheté l'an dernier en bonne et due forme c'était là pure menterie et que jamais, au nom du ciel, il n'avait vendu à personne. Il affirma devant tous que le reçu de la vente n'avait pu brûler, puisqu'il n'avait jamais existé et la vente non plus. Comme on avait négligé d'aller par-devant notaire pour éviter les frais, comme on faisait souvent en l'absence d'obligation légale. On se fiait plus généralement à la coutume et à la rude mais solennelle poignée de main, comme à la foire.

Pierre LAILLARD fut offusqué à un point inimaginable. Une telle insulte à son honneur le cloua dans un mutisme aussi minéral que celui de la croix de granit au pied de laquelle il alla s'agenouiller nuitamment et solitaire le soir même de la confrontation. Il demanda pardon pour ce qu'il allait faire, maudit trois fois le voleur et jura, en se signant, de ne jamais lui pardonner.

Quelques années plus tard, au village reconstruit grâce à de multiples contributions paroissiales venues de tout le diocèse, processions et pèlerinages rémunérateurs qui soutinrent aussi bien les quêteurs ecclésiastiques que les récipiendaires incendiés, les cloches sonnèrent pour la sépulture de CL... mais Pierre LAILLARD n'en suivit ni la messe ni le cortège.

Sept jours plus tard les premiers gémissements se firent entendre à l'angle de la maison de Pierre, sous la lanterne. Au début ce ne furent que des plaintes murmurées. Pierre n'entendit rien ou presque. Lorsqu'on gratta à la porte il crut que c'était le chat.

La nuit suivante les gémissements se firent plus précis et plus sonores. On entendait des "Ils me tiennent... ils me tiennent... pardonne-moi... Pierre pardonne-moi..." Pierre entendit, ouvrit sa fenêtre d'autant plus vite qu'on frappait dur aux volets. Il ne vit rien mais entendit et répondit qu'il ne pardonnait rien du tout et qu'on lui foute la paix. Les voisins aussi entendirent, s'affolèrent et sortirent épouvantés les uns, furieux les autres qui croyaient à une farce. Les cris redoublaient et on se rendait lentement à l'évidence : "y étai le sgnô!" En patois le sgnô est le signe, le signal, le message venu de Dieu ou plus souvent du Diable, autrement dit le fantôme, le revenant, tout et surtout ce qui émane du paranormal dirait-on aujourd'hui.

Devant l'hostilité et l'angoisse des villageois Pierre jugea prudent d'écarter sa famille effrayée et envoya femme et enfants chez sa belle-mère à trois lieues de là. La nuit suivante fut si agitée que le Maire intervint, bousculant tout le monde, tambourinant à la porte de Pierre qui se barricadait et hurlait des "Merde" presque aussi retentissants que les beuglements du sgnô qui disait brûler vif, se tordre sous les coups de fourches de fer rougi au feu d'enfer... tant qu'on ne lui pardonnerait pas son crime !

Le lendemain matin vint le curé. Mal assuré, livide, il aspergea à grands coups de goupillon tout ce qu'il put trouver et davantage encore, la lanterne bien sûr, les murs, le sol tout autour, le puits, le fumier aussi et les portes et les volets de la maison bien close. Il récita d'une voix rauque une quantité de balbutiements heureusement en latin. Personne n'y comprit rien, comme d'habitude, à l'exception d'un "libera me" qui revenait souvent et ressemblait beaucoup au patois. Pierre resta enfermé et ne pardonna rien du tout.

Vers la minuit suivante la bacchanale recommença, chasse démoniaque ou charivari macabre si l'on préfère. Tout le village était en émoi entre terreur et fureur. Certains parlaient d'aller au cimetière pour déterrer CL... et le brûler une bonne fois, afin qu'il se taise. On leur répondit qu'il brûlait déjà. Le Maire appela les gendarmes qui vinrent rapidement de Bonneville à cheval et s'enfuirent encore plus vite poursuivis par les hurlements du sgnô déchaîné. Le curé, de son côté, prit le parti d'avertir l'évêque auquel il envoya, à deux jours de galop, un messager monté sur la jument la plus rapide du village. Pierre sut tout cela, entendit tout ce remue-ménage, déclara qu'il s'en foutait complètement et ne pardonna pas.

On attendit deux journées dans l'angoisse du retour de l'obscurité et ces deux nuits furent horribles. Le sgnô hurlait plus fort que jamais, ses cris épouvantables résonnaient partout dans le village ébranlé par ses coups violents dans toutes les portes et tous les volets rabattus. Les murs vibraient. Les arbres s'inclinaient comme sous un vent de tempête. Beaucoup de gens avaient fui, ne revenaient qu'au jour, pour la traite et les soins aux bêtes et repartaient bien vite avant le soir. Ceux qui restaient parlaient de s'armer mais renonçaient en tremblant mesurant l'inanité de leur fureur devant l'horrible surnaturel. Tout changea lorsque fut annoncée l'arrivée d'un exorciste envoyé par Monseigneur l'évêque d'Annecy.

Un capucin athlétique, presque autant que l'était Pierre, se présenta en effet à la cure. Il entra et s'enferma avec le curé, sourd à la foule qui s'accumulait à la porte du presbytère. On entendit une voix forte qui gueulait violemment et on ne sut rien de plus. A la nuit tombée, alors que les manifestations sonores recommençaient à ébranler terre et ciel, le capucin sortit, brandissant une croix de métal ouvragé comme s'il s'agissait d'une hache d'abordage. Il traversa le village au pas de charge et vint cogner à la porte de Pierre qui, voyant un frère de son capucin de beau-frère, lui ouvrit en grommelant. Ils demeurèrent un long moment à l'intérieur puis le capucin ressortit et fit en sens inverse et plus énergiquement encore le chemin du retour sans s'inquiéter le moins du monde des hurlements épouvantables du fameux sgnô qui s'époumonait en vain.

Le lendemain matin se réunirent à la cure, le capucin un peu amorti par une nuit passée en prières, Pierre désormais amadoué, le curé, présence négligeable et les deux héritiers de CL... convoqués impérativement à s'amener sans objection possible. Une heure plus tard Pierre sortit le premier, serrant dans sa poche un certificat en bonne et due forme, rédigé par le capucin en personne, lui reconnaissant la propriété définitive du carré de trèfle des Iles d'Arve, signé d'une sorte de griffe de chat par les héritiers qui ne savaient pas écrire et des paraphes des témoins d'autant plus crédibles qu'ils étaient hommes d'église. Le capucin vint ensuite et s'adressant à la foule apeurée : " Ne recommencez jamais de pareilles âneries, au nom du ciel, parce que de l'autre côté çà se passe autrement que vous imaginez. Je le sais bien, moi j'y vais presque tous les jours ! " Et il bénit tout le paquet.

Quant au sgnô, il ne se manifesta plus. On sait seulement que désormais Pierre ne cultiva jamais le carré des Iles d'Arve et qu'on y voyait parfois, certains soirs de pleine lune, une belle jument qui trottait souplement comme si elle ne touchait pas le sol et n'en dépassait jamais les limites. Je viens d'ailleurs de vendre ce carré à une société d'autoroutes qui cherche à agrandir son territoire du côté d'Arenthon.


La gitane au crépuscule

Cette année-là comme toutes les précédentes depuis 1935 nous étions en vacances au Guilvinec. Tous étant instituteurs dans notre famille, sauf moi en mon jeune âge et sans intention de le devenir jamais. Tous, y compris mes grands-parents retraités. Vincent, qui vivait avec ma Tante parisienne, célibataire et évidement institutrice, bien que spécialisée, n’était jamais, le pauvre, que représentant en produits d’entretient pour voitures de luxe. La sienne était rudement chouette quoique ses deux sièges de cuir rouge semblaient un peu justes pour contenir aussi ma Tante. Nos vacances tiraient à leur fin mais cette fois-ci l’amorce de nostalgie habituelle était largement dépassée par l’inquiétude qui envahissait insidieusement le pays à l’aspect de sale gueule de l’ombre grandissante que faisait peser sur l’Europe le développement du nazisme allemand et du fascisme italien. Savoyards et pas tellement éloignés des régions revendiquées par les uns et les autres de ces amuseurs sinistres nous commencions à les trouver pénibles. Ce n’était qu’un avant-gout mais comment imaginer ? . A Paris qui se prenait comme toujours pour le centre décisionnel du monde, personne ne croyait ouvertement à une guerre proche, du moins dans ce qu’il est classique d’appeler les milieux autorisés qui s’enveloppent généralement dans la toge de l’incompétence optimiste. Seul mon grand-père ancien de celle de quatorze, placé depuis au sein de notre municipalité et d’une option politique réaliste, voyait venir l’orage sous les quolibets de ma tante plus socialiste que Lénine et de ma grand-mère plus critique qu’un canard enchaîné. A vrai dire et malgré une propagande minable qui ne faisait plus rire personne nous étions persuadés que l’heure des armes approchait, en particulier de celles de l'ennemi.

Le soleil descendait sur l’océan incandescent, aussi plat qu’un matefaim à la poêle, et nous attendions en silence qu’il plonge une dernière fois pour nous qui partirions demain. Nous allions démonter la tente pyramidale à rayures oranges qui nous servait de hutte de famille nomade et retourner à la rue du Port et à notre petite maison aux vers de bois.

A ce moment j’ai vu s’avancer sur le sable durci que la marée délaisse au raz du bord de l’eau, une gitane dans ses vêtements traditionnels colorés, juste assez crasseux pour attirer l’aumône, tenant par la main une petite fille au minois barbouillé et aux pieds nus. Cette vision dans le soleil couchant avait quelque chose d’une apparition et déclencha chez ma Tante, volontiers grandiloquente, une tirade des plus cabotines à propos de “ce peuple méprisé et pourtant illustre, si fier, si plein de respect ancestral pour les mystères dont nous n’avons aucune idée.....” ce qui fit ajouter à Vincent que dans le cas contraire ce ne seraient pas des mystères. Ma tante, vexée, se mit à fouiller dans son sac de plage et en tira un porte-monnaie assez identifiable pour que la gitane s’approche pleine de dignité avide et saisisse la main de sa bienfaitrice en annonçant un “toi tu es bonne” admiratif qui mérita un beau billet que la gamine saisit avec émerveillement. C’est là que les mystères commencèrent à se manifester.

Ma Tante est volontiers généreuse donc généralement fauchée. Elle adore dit-elle “se pencher sur le peuple” et adopte avec délice des attitudes de sainte laïque. Quelle suffisance ! Elle est la proie facile de tous les quémandeurs de secours populaires pour peu qu’ils soient peintres faméliques, chômeurs syndicalistes, musiciens du métro ou vendeurs de poésies ronéotypées. La gitane ne s’y trompait guère mais décida de remercier avec d’autant plus de grâce qu’on ne lui demandait rien. Elle s’approcha de mon père, le regarda en pleine face et déclara bien clair “toi, tu n’iras pas loin”. La remarque tomba à plat car personne n’y comprit rien. On se demanda seulement si le feu de Dieu n’allait pas s’abattre sur la calvitie paternelle tant cette sentence sentait la vision de mort subite. Ce serait bien embêtant pour le retour car personne d’autre ne sait conduire chez nous malgré une tentative de ma mère qui se trouva au premier coup de frein assise sur une tarte aux abricots qu’elle avait achetée en passant. Ce n’est pas Vincent avec sa minuscule Rosengart décapotable à deux sièges plutôt éjectables dans les virages, qui nous serait d’un grand secours.

C’est précisément face à Vincent que cette fille du vent, ouvrant de grands yeux effrayés, fit un signe de croix énergique beaucoup plus exorciste qu’invocateur. C’est le premier signe de croix que recevait depuis son baptême ce mécréant affirmé. Il se contenta de ricaner un “merci quand même...” qui tomba dans un silence glacial.

La gitane semblait pressée de passer rapidement à sa prochaine victime. C’était moi. J’entendis “toi tu es jeune et tu t’en sortiras”. J’en ai ressenti une évidente déception. Pas besoin d’une gitane, crépusculaire ou autrement, pour voir qu’à treize ans j’étais jeune. Quant à savoir si je sortirais de ma jeunesse j’imaginais qu’il me suffirait d’attendre quelques années de plus. Pas de quoi révéler le talent d'une prophètesse distinguée !

Pour la dernière, ma Tante, l’opération divinatoire prit des formes solennelles. Le bras levé vers le sud cette pythonisse spectaculaire martela un “toi tu ne passeras pas l’hiver là où tu crois” qui cloua le bec à toute contradiction. Je me demandais où une fonctionnaire en poste à Paris pourrait bien passer l’hiver ailleurs qu’en son studio du quinzième même en admettant d’hebdomadaires manifestations turbulentes autant qu’inefficaces contre la guerre qui vient et contre un tas de trucs informulés éructés par des exaspérés agitant une mer de drapeaux rouges. N’empêche, cette perspective sembla ravir la récipiendaire qui se fendit d’un nouveau billet neuf qui disparut sous un flot de bénédictions aussi véhémentes qu’imperceptiblement sulfureuses.

Sur ce la gitane s’éloigna dans le soleil qui rougeoyait du côté des Etocs avec cette impertinence des lois cosmiques incroyablement ignorantes des désirs humains. Grandiose finale romantique à pleurer.


Le lendemain matin nous sommes partis dans la belle Viva Grand-Sport presque neuve achetée l’an dernier à un saxophoniste. Pas pressés, nous avons dormi à Tours, histoire de permettre aux deux hommes de faire une ultime cure de vin de Loire aussi réduite que morose. Vincent était rentré directement à Paris dans son tape-cul d’autant plus véloce qu’il était allégé des formes assez rebondies de ma Tante. Celle-ci préférait continuer en Savoie des vacances bretonnes terminées sur une polémique aiguë à propos du socialisme allemand à laquelle je n’avais échappé que grâce à mon manque de subtilité analytique. Je n’avais retenu que “jamais le peuple allemand ne permettra....” et le reste se perdit longtemps dans l’accumulation d’horreurs qu’il permit quand même. Prophétie pour prophétie j’avais tendance à fairre confiance aveugle à la gitane mais plutôt sourde aux éditorialistes parisiens.

Arrivés chez nous à la nuit suivante nous avons mangé au restaurant du coin dont le serveur, navré, nous apprit que l’on affichait déjà les ordres de mobilisation générale et qu’il servirait désormais sous les drapeaux.

Le lendemain matin je me suis dévoué à décharger les bagages pendant que mon père préparait son sac et que mon grand-père installait les dispositifs nécessaires à la Défense Passive en son bureau de la Mairie encombré de peinture bleue pour les carreaux et de sacs de sable pour faire joli. En guise d’intermède, ma mère et moi sommes allés sur le quai de la gare jouer un épisode de “départ du guerrier” conclu par un “tu écriras” larmoyant qui termina pour longtemps cet entracte agité que l’on a bien nommé, sans rire, ”l’entre-deux guerres”. Cette unité de temps inédite me laissa longtemps songeur.

Pour revenir à ce que je nommerai la Prophétie de la Grève Blanche, pour faire original, je dois observer que le premier à en fournir une illustration fut en effet mon père qui téléphona le lendemain qu’il était affecté à l’Etat Major de l’Armée des Alpes, à quarante kilomètres de chez nous, pour y servir de chef de garage en attendant le poste de vaguemestre. Voilà pour “ tu n’iras pas loin”. Il ne quitta en effet le bel hôtel de réputation internationale réquisitionné à cet effet d’épaulettes que pour se réfugier dans la montagne du coin sur ordre de se conformer à la débâcle de 1940. Une sorte de “garde-à-vous et barrez-vous encore plus vite”.

Ma Tante, toujours en évidence, fut affectée aussi mais à l’évacuation des enfants scolarisés en la ville de Paris. Par crainte des bombardements que l’on supposait menacer particulièrement et par malice spéciale la seule capitale, il avait été décidé de les regrouper en rive droite de la Loire. Personne n’ayant suggéré qu’on aurait pu se sentir un peu plus sécurisé sur la rive gauche ils s’installèrent donc à Blois en ce qui la concernait. Elle y passa donc l’automne et bien entendu l’hiver, gitane dixit, en attendant un printemps dont bien des ponts, pas parisiens du tout, ont conservé un souvenir très explosif. Je l’y ai rencontrée dans des circonstances assez romanesques pour faire le sujet d’un nouveau récit, alors qu’elle occupait une mignonne auberge de la vieille ville, décorée d’une volière pleine de faisans pacifiques et de quelques officiers pas beaucoup plus belliqueux. J’en parle ici car c’est justement à cette occasion étrange que commença à se manifester l’invitation pressante de mon ange gardien à m’en “tirer nom de Dieu ! ” Dont acte comme on verra.

Pour Vincent ce fut moins drôle. Il n’était pas mobilisable suite à une rencontre brutale avec une balle marocaine lors de sa jeunesse légionnaire. L’épisode lui avait procuré une pension modeste et une méfiance justifiée envers les armes à feu. Depuis, il pratiquait l’escrime en tant que sport du dimanche. L’armée utilisant peu de produits sophistiqués pour entretenir ses véhicules, Vincent rangea sa panoplie chimique et poursuivit dans l’Ouest ses démonstrations itinérantes de matières garagistes mieux adaptées à la rigueur des temps jusqu’à ce que, la moitié de la France étant occupée par une armée allemande hostile à la circulation automobile au point de confisquer toute l’essence du continent et d’ailleurs, il se consacra aux dangers héroïques de la résistance en Bretagne comme à Paris alternativement. Sa carrière se termina lorsque il fut tué sur une barricade lors de la libération de la capitale. Il fut inhumé en même temps que bien d’autres sous la bénédiction collective d’un clergé qu’il détestait et sous des honneurs militaires qu’il abhorrait pour avoir déjà donné et peu reçu. Voilà pour le signe de croix.

Modestement je m’aligne en dernier. Pendant plus de quatre ans, je n’ai fait que respecter dans la plus complète ignorance le “tu t’en tireras” suspendu au-dessus de ma tête par une prophétie décidément efficace.

Depuis qu’un ouvrier carrier nommé Benito qui habitait à trois rue de chez nous et conspirait outre frontière avait réussi en Italie un coup d’état que nous prenions pour une révolution des mandolines, nous entendions avec un agacement rigolard ses revendications sur la Savoie. C’était une ânerie. La Savoie avait quitté le magma italien avant la concrétisation de son unité et par ailleurs on pouvait affirmer que c’était plutôt l’Italie qui était née de la Savoie historique dont elle portait la croix sur ses armes et dont son prince était issu. Cette ânerie devenait dangereuse après que l’armée des Alpes ait été amaigrie de ses unités les plus opérationnelles envoyées en Norvège pour une expédition utopique destinée à couper la source du fer à des Allemands qui nous changèrent bien vite en Chasseurs chassés. Pendant que les italiens ciraient leurs bottes déjà passablement éraflées, mais au son d’un “A noi Savoia” qui nous chauffait les oreilles, les choses se gâtaient en Belgique où tout le monde lorgnait vers la Manche, les Allemands pour l’atteindre, tous les autres pour s’y embarquer. Persuadés que le front du Nord tiendrait nous ne sentions pas que bientôt il n’y aurait plus de front du tout. Les autorités, toujours très inspirées par la certitude que “nous sommes les plus forts”, selon la TSF et quelques affiches, décidèrent alors de fermer les écoles et de disperser les gamins pour éviter les effets d’éventuels bombardements qui, c’est bien connu, ne touchent que les hôpitaux et les classes maternelles, jamais les forteresses ou alors leurs ambulances. Sur ces entrefaites, ceux de la famille qui restaient mobiles, les autres étant immobilisés car mobilisés, décidèrent de gagner la Bretagne et notre Guilvinec habituel pour des vacances inattendues en cet endroit où jamais ne mettraient les bottes ni les Italiens ni les Allemands. Ce fut un aller étrange dans un pays plutôt nerveux et un retour encore plus étonnant par Quimper, Paris, la gare d’Orsay, Etampesoù j’entendis mes premières bombes, Orléans les Aubrays où ce furent les mitrailleuses volantes italiennes, Blois où la Tante interloquée s’occupa de nous faire passer le pont sous le tir des chars que les ouvriers allemands avaient quand-même construits, Villeneuve-sur-Lot où un certain amiral Darlan faillit me pisser sur les pieds, Agen au lendemain de l’armistice, Grenoble par des voies secondaires dignes de Mandrin, enfin Annemasse où ma mère habillée en auxiliaire de la Croix Rouge attendait mon sergent-chef de père de retour d’une diversion alpestre démobilisatrice au possible.

J’avais beaucoup écorné ma dose de “tu t’en tireras”. Etait-ce terminé ?

C’est seulement le jours de la libération de notre ville, vers midi, après avoir rendu le Remington 7/65 qu’on m’avait confié le matin même, que je me suis rendu à la cuisine des cantines scolaires pour y assister à l’explosion imprévue autant qu’accidentelle d’un arsenal improvisé qui m’envoya brutalement au plafond. A peine terminé le compte des morts et des blessés tout près de le devenir, j’abandonnais mes fonctions de directeur de l’épluchage de patates par des Allemands bien assagis et je compris que la dose de bénédiction angélique était peut-être épuisée. Quatre années d’occupation et de guerre civile à pratiquer le ski et l’alpinisme en des régions occasionnellement transformées en champs de tir ou même en champ d’honneur par un tas de maquisards et de Alpen Jäger, sans compter la Milice, la Gestapo et autres bruyants personnages, avaient probablement émoussé les capacités de mes immunités particulières. Les temps étant plus calmes et moins fournis en occasions de laisser ma peau entre les mains des divers agressifs, sans compter les copains pleins de bonne intentions et d’autant plus dangereux, je continue à croire en la gitane au crépuscule sans tenter pour autant de vérifier la pérennité de son intéressante intervention. On a bien dit, je crois, que le doute était le moteur de la foi. La prudence est sans doute celui de la sécurité.

De toute manière je suis encore là pour le dire et ce n’a pas été donné à tout le monde.


 

Le déserteur

 

Toutes les vallées des Alpes ont été façonnées de la même manière par les glaciers qui recouvraient tout il y bien longtemps. Si on les aborde par l'aval on rencontre bientôt des gorges plus ou moins profondes, plus ou moins étroites, sinistres parfois, difficilement praticables toujours. Le chemin s'y engage, dominant le torrent qui roule au fond, pas toujours visible, presque jamais accessible. On monte sur un flanc ou sur l'autre par virages serrés taillés dans une paroi parfois surplombante. On passe sous des tunnels là où le relief ne permettait pas de contourner les arêtes. On franchit des ponts vertigineux là où on a été forcé de changer de versant. Des murettes ou des parapets du côté du vide, protègent à peu près le voyageur. Il tombe de l'eau et parfois des pierres. Ces passages compliqués pour l'ingénieur, angoissants pour l'usager occasionnel, sont toujours tenus pour pittoresques ou attirants par leur réputation de danger traditionnel ou de terreur égendaire.

Il faut dire qu'aux temps anciens où les routes n'étaient pas sûres c'est dans ces sortes de parcours rébarbatifs et forcément inhabités que se dissimulaient les brigands pour attaquer les diligences selon une coutume souvent plus littéraire que réaliste. Je me demande toutefois si ces récits devenus contes ancestraux pour veillées des chaumières n'ont pas tous, outre l'habituel déguisement en vérités sacrées et chansons enfantines, un fond d'authenticité qui donne le frisson ou des idées malsaines à certains faibles d'esprit. Une croix de fer rouillée scellée dans une murette, une vierge délavée dans une anfractuosité, une plaquette de faux marbre avec trois mots érodés, jalons de drames impunis et de forfaits oubliés.

C'est à peu près ce que se disaient sous leurs moustaches tombantes et leurs casquettes crasseuses, un trio de brutes massives calé au fond le moins éclairé du bistrot de la place, celui où passent le temps de la messe d'enterrement ceux qui n'entrent jamais dans l'église, sauf les pieds devant. Ces trois-là étaient bucherons en hiver, lorsque les chables sont bien garnis de neige glacée, forestiers clandestins à l'occasion et contrebandiers tout le reste du temps. Outre les douaniers qu'ils n'hésitaient pas parfois à traiter à la carabine braconnière leur pire ennemi était le nouveau garde forestier qui, par fonction comme par zèle intempestif assez mal compris de communautés où la loi étrangère n'est qu'une entrave à vivre à sa façon, les irritait au point de les décider à s'en débarrasser définitivement. Le souvenir laissé par son prédécesseur, un brave type assez accommodant pour ne pas déranger la justice à la moindre entorse à un règlement assez rigide pour faire sourire le moins indulgent, les avait confortés dans leur sinistre projet. Ils avaient observé, avec cette acuité des gens des montagnes, que leur cible descendait chaque fin de semaine par la route des gorges pour se rendre au bourg, attiré par quelque obligation dont on se foutait complètement du moment qu'elle l'exposait à être rencontré à jour et heure fixe là où on l'attendrait au retour. On fixa donc une date.

Pas question de le tirer à la carabine. Ce serait facile, de jour, à un tireur dissimulé dans les rochers. Par contre, un coup de feu fait un bruit révélateur, surtout dans une gorge où l'écho amplifie et multiplie le moindre cri. Il faudrait tirer de nuit et ne pas rater son coup. Un chamois blessé n'est pas un obstacle. On l'achève ou il s'enfuit sans songer à porter plainte à la gendarmerie. Un garde si, qui de plus est armé. La seule méthode au résultat garanti est une disparition totale, immédiate et sans traces. Un plouf. Avec un peu de chance le torrent emporterait le corps très loin en aval vers des lieux où sa présence ne signalerait pas immédiatement son origine.

De semaine en semaine les trois complices prirent leur garde nocturne en vain. Trop tôt ou trop tard. Ils ne virent personne. Un soir pourtant celui qui était posté un peu en aval aperçut l'homme qui montait solitaire dans la nuit en suivant le côté droit du chemin tout près de la barrière métallique qui bordait le précipice. La silhouette d'une capote d'uniforme, un bouton de métal qui brille dans un trait de lune, un sac au dos, la forme d'un képi...Une ombre bondit hors du fossé. Un coup de manche de pioche bien appliqué. Deux autres costauds s'emparent du corps, le balancent dans le ravin. Une brève chute de pierres qui rebondissent dans la profondeur. Plus rien.

Les trois assassins s'avancent dans l'ombre, à peine amortis par ce qu'ils viennent d'accomplir. Ils vont droit vers le bistrot de la place dont la devanture faiblement éclairée semble les attirer. Ils s'y montreront quand-même ce soir pour ne pas rompre avec leurs habitudes et ne pas attirer les soupçons. Qui se douterait que ces trois compagnons de beuverie monotone viennent de tuer ? Ils s'approchent, vont pousser la porte et n'ont que le temps de s'écarter pour ne pas heurter le garde forestier qui sort allègrement du pas décidé de celui qui vient de boire un coup après la longue montée et va se coucher satisfait. Mais alors ?

Quelques minutes d'horreur, un instant de panique, la raison tragique reprend vite ses droits. On s'est trompé d'homme mais qui à fait le saut ? Quelqu'un du pays ? Ce serait une autre affaire. Tout le monde ici connait tout le monde. Jamais dans le diocèse, jamais dans la paroisse, les pasquatins eux-mêmes ne tuent jamais dans la tribu. Pas le temps de chercher. Les accusations vont tomber comme la grêle et de la vengeance ce ne seront pas les gendarmes qui s'en chargeront. Il faut fuir, vite, avant qu'on s'aperçoive de qui a disparu.

Ce sont pourtant les gendarmes à cheval qui se montrèrent un jour, plusieurs semaines après l'évènement dont personne n'avait entendu parler. La disparition des trois chenapans n'intriguait qu'à peine. On supposait que leurs activités malsaines les avaient entrainés vers quelques région où leurs exploits étaient encore ignorés. Ils reviendraient toujours assez tôt et seul le tenancier du bistrot pourrait les regretter à la rigueur. Quant aux gendarmes, chargés de retrouver un permissionnaire déclaré déserteur qui avait travaillé ici comme valet de ferme avant de s'engager et qui aurait peut-être désiré revoir son village, ils ne recueillirent que des dénégations évasives d'autant plus spontanées que leurs uniformes n'attiraient guère les confidences.

Bien longtemps plus tard, à l'hôpital du chef-lieu un médecin assistait un vieil homme revenu du Brésil pour mourir au pays. Celui-ci lui remit une enveloppe grise qui contenait le récit de cette lamentable aventure.


Le diable à Bornand

Ils sont deux et ils s'emmerdent énormément, assis sur un petit mur près du parvis de l'église. En cette fin d'automne les travaux agricoles perdent de leur intensité. L'été s'est passé sans trop de pluies, d'orages retardataires. Les récoltes se termineront dans quelques semaines par celle des pommes et des crésons qui feront ensemble un cidre âcre au goût de vert Un peu partout les bergers ont fermé solidement leurs granges d'alpages pleines de foin parfumé et les troupeaux sont redescendus dans ce concert métallique disparate que les poètes et les journalistes prennent pour un carillon.

En attendant sans enthousiasme ni impatience la date du retour à leur collège, les deux compagnons étirent leurs muscles surmenés par deux ou trois mois d'ascensions aventureuses vers tous les sommets de la région, à portée de leur entrainement et de leur bourse capricieuse. Ils ont dormi dans des refuges aussi inconfortables que disparates, dans des granges à foin souvent à puces, sous des auvents aux tavaillons disjoints mais toujours dans la joie d'être libres, sans horaires monotones, sous la seule autorité du temps qu'il fait, qu'il fera ou qu'on verra bien. Désormais tout va changer avec la discipline du collège, les heures fixes et l'organisation des emplois-du-temps au crayon rouge et bleu. Cette existence au métronome aura au moins cette année une perspective prévisible mais excitante : le mythe libérateur de toute institution enseignante, la sacro-sainte Année du Brevet.

Après on verra bien. En attendant on attend et c'est la seule attitude raisonnable, mais Seigneur... qu'est-ce qu'on s' emmerde !

Il faut dire que ces deux-là n'ont plus de contacts dans leur village avec qui que ce soit de civilisé. C'est du moins le sentiment, non dépourvu d'une légère dose de mépris, qu'ils éprouvent à voir travailler aux champs leurs contemporains. Camarades d'école communale ou du catéchisme, partenaires de jeux poussiéreux dans la cour ou sur les chemins dits carrossables car on n'y voit sûrement rien d'autre que des chars grinçants et des chevaux balourds. Il faut dire aussi que les fils respectifs d'un marchand de vaches de seconde génération et d'un exploitant forestier, scieur par surcroit, n'ont plus avec la condition paysanne que des rapports étirés bien près de la rupture. Ce sera sans doute bien pire après ce fameux Brevet dont on n'a pas vraiment l'emploi pour estimer la valeur d'une génisse ou assez peu pour cuber des troncs ou négocier une coupe. Il n'y a nul orgueil de classe dans ce constat réaliste. Nos deux compères, sans en faire une règle, en respectent volontiers le comportement, bien à l'abri d'une bonne couche de je-m'en-foutisme héréditaire.

Ils laissent leur regard flotter sans but sur la noire muraille des sapins énormes juste derrière le clocher. Plus loin à droite, en pente douce, de gros fayards presque centenaires forment une masse claire soulignée par la clôture des pâturages à Bornand où paissent les vaches placides. Au loin deux mulets. La ferme trapue au toit de tuiles brunes et aux petites fenêtres garnies de géraniums récidivants montre à d'infimes détails, une cheminée qui fume, un chien qui aboie, une roue qui grince, la sniule, que les alpagistes sont revenus à terre et que …
     _ Mais alors Bornand a démontagné ?
     _ Sûrement. Tu savais pas ? Ils sont descendus avant-hier.
     _ Et les filles ?
    _ Comme d'habitude. Elles sont en haut. Elles disent que c'est le meilleur moment de l'année quand tout le monde est descendu. Il y a toujours une quantité de bricoles à faire.
      _ Ouais, elles appellent çà le ménage. Les vacances tu veux dire.
    _ En tous cas, celles à Bornand elles disent jamais rien. Avec un père comme çà vaut mieux fermer sa gueule.
    _ Faut comprendre. Il est veuf. Il est riche. Il vit tout seul avec ses filles, un berger piémontais et de temps en temps un molardier pour les gros travaux. Pas de garçon pour lui succéder et tout autour une armée de rigolos complètement fauchés qui voudraient bien devenir ses gendres.
    _ T'as raison. Au chalet sans lui, c'est le bonheur.
    _ Si on montait ? On prend qu'un sac. J'amène le casse-croute. Occupe-toi de la bouteille.

Deux silhouettes furtives disparaissent dans cette sorte de tunnel végétal qui s'ouvre sous les branches basses des sapins. C'est l'amorce de la rude montée qui gagne, en deux ou trois heures et une quantité de lacets pentus la zone des alpages, celle des pierriers et des blocs roulés et, plus haut, les sommets déchiquetés des anciennes aiguilles que des millénaires d'érosion glaciaire ont transformées en chicots effondrés. Il fait frais sous les arbres sombres. La montée sera agréable et surtout ils ne sont pas pressés. Il ne faut pas arriver trop tôt, juste assez pour espérer une hospitalité traditionnelle.

Elles sont gentilles ces filles à Bornand. De loin évidemment car on les approche difficilement. Tout juste à la sortie de la messe en faisant vite. Le vieux les surveille du coin d'un œil soupçonneux dès qu'un freluquet s'avise ne serait-ce que de les saluer bien poliment. Trop sans doute pour être honnête, mais va savoir ? L'ainée est costaud mais fine, juste assez pour attirer les regards appréciateurs. La petite semble plus espiègle, avec un air malin qui pourrait bien dissimuler une amorce de révolte adolescente. En attendant Papa est là et on se tient. Nos deux lascars se disent que justement là-haut et ce soir Papa n'y est pas.

A la sortie de la foret rabougrie, là où on ne voit plus que de la caillasse et des varosses, il y a une dalle horizontale qui sert de salle à manger idéale. D'ici on voit sur toute sa longueur la large combe qui monte jusque à un col lointain et anonyme. En plein milieu, le chalet à Bornand, massif, carré, dominant une longue trainée d'orties gigantesques et de hautes plantes aux fleurs violettes exubérantes. Un peu plus bas l'abreuvoir taillé dans un bloc enchâssé dans la pente et son tube d'acier au jet saccadé.      
     _  On est un peu en avance.
     _  T'as raison, vaut mieux arriver juste à la nuit .

Ils s'asseyent sur la dalle, sortent un paquet de cigarettes. Sous eux la vallée est déjà dans l'ombre. On voit quelques lumières scintiller au village. Ici il fait clair encore et dans le lointain, la brume dorée des plaines lacustres finit de noyer le soleil palissant. L'ombre de la montagne vient de couvrir le chalet et rampe doucement vers les flancs du col.

Quelqu'un vient de poser une lanterne au bord de la terrasse. On les a vus et on les attend.
      _ On y va ?
      _ Je finis ma cigarette et j'y vais.    
      _ Bon. Je pars devant.

Aux alentours de minuit le village est brutalement réveillé par un fracas épouvantable. Plus exactement un cri, un hurlement mi-rugissement mi-beuglement d'une puissance effrayante, qui se répercute et s'étend d'une montagne à l'autre par dessus les vallées, les sommets, roule dans les gorges, bondit de roc en roc, ploie les arbres, secoue les toitures et meurt en un souffle gémissant comme un dernier soupir monstrueux. Tout le monde bondit sur le seuil, dégringole les escaliers, se jette aux fenêtres. Les plus rapides ou les plus courageux, ceux dont l'office est de courir aux armes, les pompiers, le curé, le syndic, les hommes solides et entrainés, les jeunes-gens excités, des femmes hystériques échevelées, tous sont sur la place prêts à tout...mais... à quoi ?

Ils se tournent vers la montagne proche d'où l'épouvante a dévalé. C'est un éboulement, une avalanche, une explosion, l'effondrement d'une paroi, une poche d'eau souterraine éclatée... chacun son horreur, chacun sa certitude de l'apocalypse.

Les plus raisonnables se reprennent peu à peu. Il faut aller voir puisque, d'évidence, çà s'est passé en haut. On partira dès l'aube. Une petite équipe suffira. On verra bien. Le curé viendra aussi car on ne sait jamais.

Partie au petit matin, accompagnée jusque à la forêt par une escorte disparate aussi curieuse qu'anxieuse, la caravane monte vers l'inconnu. Les plus durs marchent en tête, les prudents suivent en prenant bien soin de laisser à d'autres les risques de la découverte.

Les premiers arrivés à la dalle qui marque la fin du chemin forestier s'arrêtent stupéfaits. Ils trouvent un jeune garçon étendu, effondré, tremblant, hagard, épouvanté, balbutiant des mots affolés incompréhensibles, gesticulant en montrant du doigt le chalet à Bornand, là-haut...là...là !

On n'en tire rien d'autre. On le réconforte à coups de gnôle râpeuse. On l'enveloppe d'une couverture. On le frictionne. On l'aide à se tenir debout.

Le berger à Bornand qui a la clé, monte au chalet qu'il trouve parfaitement fermé, en ordre et sans rien d'anormal. L'intérieur est intact. Le foyer bien propre sans trace de braises. Personne n'est entré. Personne n'est venu. Et l'autre qui continue à hurler en désignant le chalet...

Après un long moment d'étonnement, presque de déception, on se décide à partir un peu dans tous les sens, à la recherche d'on ne sait quoi. Les uns vont vers le col, les autres vers les sommets caillouteux. Tous reviennent les bras pendants. Pas trace du deuxième garçon. On s'attendait à un cataclysme, on n'a même pas un cadavre à déplorer... et ce cri atroce qui ne s'explique ni par Dieu ni par ...Justement voilà le curé qui se signe pour ne pas paraître complètement inutile.

Vers la fin de l'après-midi les provisions sont épuisées, les bouteilles vides. Tout le monde en a assez de fouiller la montagne en vain. On redescend en désordre. Le jeune garçon qui continue à délirer est tellement pressé d'en finir qu'il faut l'empêcher de se mettre à courir comme un fou. C'est tout à fait le cas de le dire.

Ils arrivent à la nuit et ils racontent, ils racontent qu'il n'y a rien à raconter. La foule est ameutée et exige. On crie, on s'énerve, on veut savoir quand-même et rien ne sort de cette effervescence ridicule et tragique. De lassitude tout le monde rentre où il peut car beaucoup sont tellement titubants qu'ils ont oublié le chemin de leur demeure. Le jeune rescapé est conduit chez ses parents par une escorte qui le traite comme s'il était en porcelaine. Décidément on n'en saura pas davantage.

Entre le syndic et le curé s'engage une belle compétition. L'un parle de gendarmes, l'autre d'exorcisme. Devant de telles menaces le garçon commence à frémir et se met à raconter :

« J'ai terminé ma cigarette et j'ai rattrapé mon copain comme il arrivait au chalet.. La porte était grande ouverte. L'intérieur tout illuminé. La table était mise autour de deux grosses chandelles. Dans le foyer, un bon feu de braises et, sur un trépied de fer, un bronzin où mijotait une soupe odorante. Les deux filles étaient enchantées de cette visite inattendue et nous firent fête avec enthousiasme. Nous en étions un peu étonnés mais extrêmement heureux, bien sûr. Nous avons bu, mangé et beaucoup rigolé. Nos modestes provisions semblaient inépuisables. La soupe était fameuse, d'un goût exotique. La bouteille était pleine. Nous avions beau verser et verser encore, elle était pleine . A un moment nous avons entendu de la musique, venue d'on ne sait où mais çà nous était égal et nous avons dansé. Je dansais avec la petite et mon copain dansait avec la grande qui semblait toute excitée de cette fête spontanée. Un peu plus tard j'ai vu qu'elle se penchait à l'oreille de son cavalier et lui murmurait quelque chose ...Elle se précipita alors à l'échelle du soli, se mit à grimper vers la masse de foin sec et parfumé tout frais de la récolte récente. Mon ami la suivit, le nez collé à ses mollets qui dépassaient sous la jupe. En même temps j'ai vu une griffe énorme garnie de poils noirs répugnants jaillir sous la robe, agripper le cou du malheureux et le tirer violemment sur le tas de foin avec un grand cri sauvage, un beuglement horrible qui emplit toute la montagne, toutes les vallées....

Après, je ne sais plus. J'ai bondi vers la porte ouverte. J'ai couru, couru....! «

Je dois ce récit à ma grand-mère qui le tenait de son arrière grand-père qui fut syndic de la commune du temps sarde. Elle affirmait aussi que cette année-là les filles à Bornand avaient démontagné en même temps que tout le monde. Ce soir-là au chalet il n'y avait personne.

Vraiment plus personne ?

Le chalet à Bornand n'existe plus. Il ne reste que quelques pierres des fondations détruites et une masse d'orties et de ronces enchevêtrées. Il y a très longtemps on a planté un peu plus haut, sur une sorte de promontoire, une croix massive en mélèze. On n'a jamais revu le jeune homme enlevé ni son compagnon qui, dit-on, s'est fait moine et ne revint jamais au pays.


 

Constant et le soldat

 

Ce Constant était quand-même un drôle de type. Sympathique certes, cultivé bien que spécialisé dans des domaines assez étranges, il avait mené sa barque, comme on verra, de façon particulière. Fils unique d'une veuve de je ne sais quelle guerre il se montra original, d'une intelligence vive et d'une curiosité éveillée dès son plus jeune âge. Après son certificat d'études et bientôt le Conseil de Révision il devança l'appel et s'engagea dans la marine. Il était grand, solide et ne craignait rien. On ne le revit pas pendant de longues années.

Lorsque il revint, vers la cinquantaine, le monde rural n'avait pas beaucoup changé ici. Il remit en état sa maison natale, une petite bâtisse presque forestière à la lisière des bois. Disponible, vivant de sa retraite, il s'adapta très vite au rythme du village, rendant service un peu partout, prêt à conseiller ou à remettre en place, aimable avec tous et prompt à l'ironie contre les imbéciles . Sa réputation d'aventurier et ce qu'il racontait de ses longs séjours dans « les iles », comme il disait sans préciser lesquelles, lui attirait autant l'estime des braves gens que la méfiance des cons. On s'interrogeait tout de même un peu car il s'y entendait en quelques arts réputés sulfureux comme la médecine par les simples, les incantations muettes pour couper le feu, certains signes de croix pour effacer les verrues, quelques manigances bizarres pour maitriser les chevaux et calmer les chiens furieux. Au bistrot où il passait volontiers ses soirées en bon copain amical il était sobre sans exagération. Redoutable aux cartes il payait sa tournée comme tout le monde et ne trichait jamais sans prévenir.

Cette année-là l'hiver était en avance. Dès la Toussaint la neige était tombée pour ne plus repartir. On avait dû prendre la pelle pour dégager les tombes et installer les chrysanthèmes. Constant n'avait là que celle de sa mère, décédée alors qu'il était à l'autre bout du monde, mais il palota comme les autres et un peu pour tous les autres. Merci pour eux. Maintenant il neigeait presque tous les jours. Le ciel était gris et chargé. On n'avait pas vu les sommets depuis plusieurs semaines et les nuages lourds trainaient jusque au bas des bois.

C'est dans ces conditions que Constant qui venait de descendre à la boulangerie et s’apprêtait à remonter chez lui sans même prendre un verre au passage avec quelque inoccupé de service, s'entendit appeler de derrière un moule de fayard. C'était son cousin Gaston :

_ Oh Constant...Firmin est mort ce matin !

_ C'est vrai ? C'est pour lui qu'on va sonner ?

Il venait de remarquer le sacristain qui s'ouvrait un chemin à grand coups de pelle en direction du clocher. Bientôt le glas retentit à peine étouffé par la neige lourde qui tombait obstinée.

_ Si tu veux Gaston je fais la montée, je me change et on y va ensemble.De retour, Constant rejoignit Gaston et ils entrèrent en même temps. Il y avait quelques visiteurs dans la cuisine plus que rustique qui servait d'antichambre d'hiver. Ils saluèrent en silence, serrèrent quelques mains, embrassèrent quelques joues féminines et passèrent dans le pèle, cette pièce à vivre devenue chapelle pour quelques heures. Deux ou trois bonnes femmes priaient ou faisaient semblant. Constant s'approcha, s'inclina, se signa, attendit un instant par politesse et se retira suivi de quelques autres qui profitèrent de sa sortie pour revenir en cuisine où on allait évidemment boire un verre.

_ Et l'enterrement, c'est pour ? …

_ Après-demain matin. Au plus tard.

_ On va creuser quand ?

_ Tout de suite...avec la neige faut s'avancer un peu.

Constant allait sortir lorsque le fils ainé du disparu le retint par la manche :

_ C'est embêtant pour le petit.

_ Quel petit ?

_ Celui qui est au Service

_ Vous avez prévenu ? Un télégramme ?

_ Oui. Bouvet est descendu tout de suite au chef-lieu chercher le curé et passer à la poste mais avec la neige il a mis longtemps. Et puis un télégramme jusque au fin fond de ces vallées des Alpes du Sud ! La dernière fois qu'il est venu il a mis presque deux jours. Un changement à Avignon, un autre à Lyon et pas de correspondance avant le lendemain six heures. Après c'est un omnibus qui s’arrête à toutes les guérites de cantonniers ! T'en as pour la journée. Une fois à la gare d'en Amasse il lui reste à monter au chef-lieu avec le car qui arrive quand la route est dégagée. Après il montera à pied.

_ On pourrait l'attendre en bas.

_ C'est pas pour çà qu'il ira plus vite !

_ S'il arrive ?

Il n'arriva pas. Les parents en étaient désolés. Vous pensez, pour la sépulture de son vieux père ? C'était prévisible, hélas.

Il neigeait bien sûr. En fin de matinée on y voyait comme au crépuscule. Les flocons étaient si serrés et les coups de vent si enveloppants qu'on était presque obligés de fermer les yeux. Tous les gens valides du village étaient là serrés autour de la tombe déjà garnie de neige dans le fond où on descendait lentement le cercueil de Firmin, avec des cordes humides et les mains gourdes. Constant se tenait un peu en retrait et semblait prier profondément. Malgré sa pèlerine le curé était aussi refroidi que les autres et débitait en claquant des dents un latin précipité que personne n'entendait lorsque un cri étouffé qui sembla éclatant sidéra tout le monde : "Le voilà !"

Entre les deux montants du portail grand ouvert, à peine estompé par le brouillard de neige agité de rafales se tenait la silhouette d'un chasseur alpin, son béret rabattu sur le visage, sa lourde cape flottant doucement au vent, ses molletières enneigées et.... Le temps d'aller vers lui dans un geste d'affection, un élan d'émotion, une ébauche d'accolade, il avait disparu. Il ne restait que la tempête qui bouchait la vue et le portail qui grinçait sous le vent...

Constant resta un peu avec les fossoyeurs qui s'acharnaient pour finir vite et courir se réchauffer mais il se décida quand-même à les précéder au bistrot, comme tous les hommes. Il se disait qu'un coup pareil il ne le ferait pas une seconde fois. Il pouvait à la rigueur évoquer l'image d'un mort comme on le lui avait appris chez les sorciers de par là-bas. Par contre, celle d'un vivant, c'était une autre affaire.

Le fils arriva le lendemain soir après un voyage interminable, à ce charmant village où j'ai vécu mes cinq premières années et où j'ai bien connu un drôle de bonhomme qui s'appelait Constant.

 


La grotte

Ce matin-là, de bonne heure, Gaston, guide de Haute-Montagne et Moniteur de ski, traverse la place de la station en direction de la gendarmerie. Il porte son pull rouge et son insigne de guide car il s'agit d'une démarche officielle qu'il va accomplir et cette sorte d'uniforme lui a semblé de rigueur. Il jette au passage un coup d'œil de propriétaire au bureau des guides fermé depuis une quinzaine. Il monte les trois marches du perron officiel et pousse la porte entrouverte. Le Brigadier Bernard est à son bureau. Il se lève et tend la main à son ami Gaston avec un grand sourire :

_ Alors Gaston ? En vacances ?

_ C'est vrai et çà fait pas de mal après la saison à courir partout...

_ Et à grimper surtout ?

_ Plutôt !

_ Assied toi … Qu'est-ce qui t'amène ?

_ Oh pas grand chose.... J'ai trouvé un cadavre.

Le Brigadier hésite une seconde entre la stupéfaction et la plaisanterie. Il saisit son képi posé à sa droite et le coiffe d'un geste très officiel. Ben quoi ? C'est donc une déposition et le règlement c'est le règlement.

_ Où çà ?

_ Dans la grotte de Chamouse. Juste sous le sommet.

_ Bon. Faut aller voir !

Gaston lève ses deux mains comme pour arrêter un bolide :

_ Oh...du calme...çà presse pas. Il attend depuis assez longtemps. Un peu plus, un peu moins... C'est un squelette.

Cette fois-ci Bernard opte pour la stupéfaction :

_ Tu veux dire un vrai squelette ?

_ Tout ce qu'il y a de sec. Sous le surplomb. La grotte quoi ?

_ Je connais pas. Explique...Quand on a fait la face Est ensemble y'a deux ans j'ai pas vu de grotte...et pas davantage de squelette dedans.

_ Ben voilà : Dans la dernière partie, juste sous le sommet, y'a une longue fissure-cheminée qui aboutit à une vire horizontale. De là on part à droite sur une plaque très redressée puis par un bout d'arête aigüe on sort au sommet. Tu te rappelles ?

_ Évidemment.

_ Bon. Alors là, si on passe à gauche en franchissant l'espèce d'éperon qui bouche la vue de ce côté on se trouve sur une vire très large, très profonde sous un gros surplomb qui la protège comme un toit. On dirait vraiment une grotte. C'est là. Personne n'y passe jamais parce que pour sortir de la grotte y'a juste une sorte d'escalier éboulé à droite du toit. Il aboutit à une brèche sur l'arête de la montagne et on n'arrive pas au sommet de l'aiguille. C'est à éviter pour ne pas gâcher la course. Ce serait seulement une sortie d'urgence ou un emplacement de bivouac en cas de coup dur. C'est mon père qui m'a montré le truc et je n'en ai jamais parlé.

_ Et le jour où tu as trouvé le ...type ?

_ Tu sais qu'à la fin de la saison j'aime bien me balader tout seul en montagne sans client et bien tranquille. Quant j'ai passé sous la face de Chamouse çà m'a pris l'envie de la refaire en vitesse. J'étais en train de tirer mon sac dans la fissure-cheminée quand j'ai pensé à la grotte et je suis allé voir si elle était toujours en état depuis tant d'années. Et voilà la découverte.

_ Faudra y aller quand-même pour faire le rapport. Je vais organiser l'expédition. Le temps de trouver un légiste et je t'engage comme guide. On passera par la face Ouest qui est tout caillasses avec des lapiaz et des névés dans les creux. Puisque tu me dis qu'il y a un escalier éboulé on le déboulera. Pas ? On verra sur place s'il faut un hélico pour ramener le corps...ou ce qui reste des os. Autrement on fera une caravane.

En quelques jours le Brigadier Bernard a bouclé son affaire. Un mystérieux cadavre, sec ou pas, n'attend pas la première chute de neige et attire les journalistes. Alors on fait vite et on n'en parle pas. L'équipe part en Jeep comme pour une inspection de routine. Le guide et le médecin, qui sont un peu incongrus en ces lieux, sont partis la veille au soir coucher discrètement aux chalets sous la face Ouest. On dirait une sorte de joyeuse partie de campagne. Il est vrai que l'inconnu desséché n'impressionne plus personne, surtout pas le légiste qui en a vu d'autres bien que jamais si haut perchés.

Plus haut et trois heures plus tard la partie est moins joyeuse et plus essoufflée. C'est très long et les pierriers très pénibles, les blocs très instables et les lapiaz très crevassés. Pour passer la brèche et descendre ce toboggan baptisé escalier, plein de blocs brisés qui s'effondrent sous les pieds, Gaston a usé de la corde tout en rigolant à propos de cloches. Il n'a pas osé parler de vaches à cause des gendarmes. Bernard a refusé la corde et s'est monté très bon dans la caillasse. On a bu un coup avant d'aborder la grotte elle-même et on a cessé de rigoler par respect pour le squelette inconnu.

A partir de là c'est le légiste qui a fait tout le boulot, très rapidement. Voici un résumé très succinct mais compréhensible de son rapport :

«Squelette complet et bien en ordre anatomique. Pas la moindre trace de tissus mous. Tout est parfaitement décharné par l'action de nombreux nécrophages. Un homme très jeune. Forme du crâne caractéristique de race blanche. Toutes ses dents et dents de sagesse à peine évoluées. Pas de caries ni déchaussement osseux. Pas trace de vêtements ni d’accessoires qui vont avec comme boucle de ceinture, agrafes, boutons. Pas de chaussures ni cuir ni clous ni éléments de lacets . Pas de restes de sac ou équipement alpin. Rien de cassé. Mort intact et probablement dénudé. L'état du squelette est excellent car immobile mais il va de soi qu'il est fragile et qu'il se réduira à un tas d'os mélangés à la moindre secousse. Nécessité de l'emballer soigneusement et de le transporter avec précautions. Conclusion provisoire : hélico et secouristes habitués .

Quelques hivers plus tard. L'inconnu les a passés dans le petit cimetière de la station où on lui a aménagé une sorte de caveau municipal unitaire sous le nom peu original de « Inconnu de la grotte de Chamouse ». Gaston en a été glorifié quelques temps puis vite délaissé car il a rapidement découragé les journalistes menacés d'un piolet et de grosses chaussures. Il a payé quelques tournées à ses copains pour qu'ils lui foutent la paix avec cette histoire et, en effet, la paix est revenue et l'oubli avec. Jusqu'à Madame Müller.

Madame Müller est de Mulhouse. Elle skie assez bien dans le style passe-partout qu'apprécient ses moniteurs car elle est docile, charmante et plus toute jeune, ce qui lui apporte bien des charmes dont les catherinettes adhésives des stations hivernales sont généralement dépourvues. Elle prend des cours particuliers et de préférence auprès de Gaston. Elle vient régulièrement à cette même station, en habituée. Elle semble s'y trouver et s'en trouver fort bien.

Un jour Madame Müller invite Gaston à diner. C'est d'une pratique fréquente dans les rapports de familiarité qui s'établissent entre les moniteurs et leurs clientes isolées même si souvent ces rapports évoluent vers une complicité qui se développe jusque dans l'intimité des chambres d’hôtel. Dans le cas présent il n'en est pas question parait-il. Gaston a été prévenu et, ainsi vacciné, se rend à l'invitation un peu intrigué quand-même. Tout va bien jusqu'au moment du café. Le repas était bon, la conversation agréable et sans équivoques, on a plaisanté entre gens de bonne société, on a fait des projets de courses prochaines car Madame Müller aime skier au printemps en hors pistes. Tout à coup, après un silence un peu intriguant, la bombe explose :

_ Gaston, il paraît que vous avez exploré une grotte au sommet de la pointe de Chamouse ?

_ Qui vous a dit...

_ Mon oncle. Il est mort il y a quelques années et avant de partir....

_ Qu'est-ce que votre oncle vient faire...

_ C'est lui qui a déshabillé le corps. Comme beaucoup d'Alsaciens il était mobilisé dans l'armée allemande après quarante. Je vous passe tout ce qui lui est arrivé avant d'être envoyé au repos sur la frontière suisse, un peu plus bas, dans votre région. En tous cas, avec son meilleur copain, ils ont décidé de passer de l'autre côté. Ils ont étudié le terrain et se sont rendu compte qu'il n'y avait que deux itinéraires praticables à partir d'ici. C'étaient ces deux vallées parallèles que vous connaissez bien puisque vous êtes d'ici et qu'on en a parlé à l'instant. L'inconvénient de ces passages c'était leur facilité. Les Allemands y patrouillaient régulièrement et précisément à la recherche de fugitifs ou de clandestins dont souvent des Juifs. Mon oncle qui était bon randonneur, sans être vraiment alpiniste, se dit que le plus pratique bien que le plus difficile serait de suivre l'arête entre ces deux vallées trop accueillantes, qui mène à l'aiguille de Chamouse et continue, de sommet en sommet, au-delà de la frontière. Ce serait long mais on pourrait surveiller les deux côtés alternativement et se planquer en connaissance de cause. On pourrait même profiter de la pleine lune pour avancer la nuit. Ils sont donc partis, équipés léger, habillés le plus banalement possible et surtout pas en uniforme. Ils ont remonté la vallée de droite, celle qui est assez boisée dans le bas et ils ont gravi la pente Ouest de Chamouse jusqu'à une brèche à droite du sommet. C'est en arrivant là que le copain de mon oncle a été pris d'un malaise et qu'il est mort. L'épuisement des combats, la peur d'être repris et fusillé, une maladie cardiaque non décelée ou n'importe quelle autre cause. Le fait est qu'il est mort. Mon oncle a cherché un endroit où le dissimuler et se dissimuler lui-même. Il a trouvé un passage ardu mais acceptable de l'autre côté de la brèche. Il y a trainé son copain avec bien des difficultés mais il a réussi à gagner cette fameuse grotte. Il n'a pas réussi à le ranimer. Vous connaissez la suite.

_ Pas complètement. Pourquoi l'avoir déshabillé à ce point ?

_ Pour ne pas laisser la moindre trace identifiable au cas où on aurait suivi leur piste.

_ J'avais compris et les gendarmes aussi. Surtout le médecin légiste. Mais j'ai encore une question. Tout ce que vous me racontez ce soir me brouille un peu la cervelle mais je vous en suis très reconnaissant. Je vois aussi que votre oncle s'en est sorti. Il a donc réussi à passer en Suisse ?

_ Oui malgré la difficulté de certains passages sur les arêtes il a trouvé son chemin et il a été interné en attendant la libération.

_ Madame Müller, puisque vous venez ici depuis plusieurs années cela veut dire que vous êtes au courant depuis longtemps ?

_ Justement non. C'est parce que j'ai cité le nom de votre village à mon oncle qu'il m'a demandé de garder le secret et qu'il m'a raconté cette triste histoire.

_ Pas tant que çà Madame. Le copain en question est enterré ici. Je vous montrerai sa tombe. Il a été traité avec respect et dignité, beaucoup plus que des millions d'autres disparus pendant cette guerre. Maintenant vous me faites l'amitié ….

_ Parce que c'est vous qui l'avez découvert et...

_ ...parce que je n'en parlerai à personne.

_ C'est très bien Gaston.

_ A demain sur les pistes, comme d'habitude et merci beaucoup pour cet agréable repas.


Le quatrième

Ce soir-là ils étaient trois. Il y avait un maçon piémontais probablement Carbonaro qui travaillait depuis quelques saisons aux réfections de l’église. Il y avait le berger du troupeau à Chapuis, un vieux moutonnier aussi expérimenté qu’un vétérinaire. Le troisième était le valet de ferme à Bornand qui avait invité ses deux compagnons à passer avec lui une nuit de garde car on attendait un vêlage. Ils s’étaient installés dans le petit carnotzet aménagé à l’entrée de l’étable, immédiatement à gauche de la porte, là où se trouvait auparavant la stalle du cheval, séparé des vaches par une cloison à claire-voie. Les hommes s’étaient construit une sorte de cabine en planches qui n’empêchait ni les odeurs de bouses fraîches ni les carillons disparates mais ils’en foutaient. Ils y étaient bien. Le cheval était mieux encore car il disposait un peu plus loin d’une écurie qu’il partageait désormais avec un congénère et deux mulets. Sa prospérité équine étant évidente Chapuis en était d’autant mieux considéré.

En prévision de longues heures d’attente, car les vaches ont des s'nailles mais pas d’horloges, ils avaient apporté deux ou trois bouteilles, des verres, du tabac, des cartes et une lanterne qui se fixait par un gros clou forgé planté dans une poutre au-dessus de la table à béquille tenue au mur par deux charnières. Un banc et des tabourets complétaient l’ameublement et il y avait aussi un couvercle de boille à lait qui servait de cendrier. Le bouvier s’était assis près de l’ouverture de manière à ne pas déranger les autres lorsque, assez souvent, il sortirait pour aller vérifier la progression de la vache qui ne semblait pas pressée du tout. Le seul inconvénient était qu’à chaque fois il emportait la lanterne laissant les deux autres dans l’obscurité.

Boire un coup de temps en temps, jouer à la bellotte, fumer la pipe et passer le temps entre copains assis au chaud alors qu’il neige dehors n’était pas une épreuve insurmontable pour ces compagnons sans inquiétudes. On verrait à se mettre en mouvement lorsque le veau nouveau manifesterait son intention de tomber bientôt dans la paille. Pour l’instant il n’en montrait rien.

Une très ancienne habitude, tellement soudée à toutes les traditions qu’elle en est devenue une véritable marque d’authenticité, veut que, lorsque l’on parle d’un trio, il faut s’attendre à voir surgir un quatrième. Tout le monde connaît les mousquetaires et il en serait de même, dit-on, des Rois Mages. Justement, cette nuit-là, le quatrième n’était autre que Chapuis lui-même qui ne se doutait de rien et marchait obstinément dans la neige fraîche afin de rentrer chez lui. Revenant de la ville à pied, selon sa vieille pratique, il ajoutait les toises aux toises pour en faire des lieues, sans hâte mais sans faiblesse, bien décidé à dormir de préférence dans son lit. Avec sa vaste cape et son chapeau à larges bords qui lui couvrait à demi le visage il ressemblait à un de ces cavaliers noirs des chasses infernales qui aurait égaré son cheval décapité. Il portait une lanterne ce qui, chacun sait, est un attribut de Lucifer mais qui, pourtant n’éclairait pas grand chose. Il venait de dépasser l’auberge fermée de chez la Michelle qui n’avait plus de chat depuis longtemps. Il était descendu vers le pont aux Romains qui n’en avait sûrement jamais vu passer un seul. Il avait salué au juger d’un signe de croix emmitouflé la chapelle du château ruiné. Il neigeait si serré qu’il n’avait pas vu non plus le puissant donjon démantibulé depuis belle lurette et une ou deux jacqueries. Il s’approchait enfin dans les vapeurs réminiscentes d’un bon vin chaud imaginaire lorsque il entendit sonner deux coups au clocher lointain. Il pressa le pas.

Devant lui à travers les rafales de poudreuse qui lui fouettaient le visage il perçût la petite fenêtre carrée à côté de la porte de l’étable. Il vit la lumière de la chandelle qui oscillait légèrement derrière la vitre crasseuse. Il se dit que c’était le moment ou jamais de se faire offrir un coup de rouge, chaud ou pas et, par la même occasion, de s’enquérir de la venue de ce veau que l’on espérait encore aussi tard. C’était une affaire d’un quart d’heure pour faire sa trace à travers champs, franchir la cour, secouer sa cape sous l’avant-toit et heurter fortement ses godasses aux montants de la porte pour ne pas semer de la neige fondante partout à l’intérieur.

Dans l’étable, que tout le monde ici appelait l’écurie, on commençait à trouver la nuit bien longue et le vêlage retardataire. Après les jeux de carte et les verres qui alimentent les conversations, après s’être raconté des histoires de filles trop délurées pour être authentiques, après avoir dérivé vers les contes de fantômes et de revenants horripilants on se mit à parler du Diable en personne. Le piémontais qui se disait ancien séminariste et tenait à montrer sa vaste culture s’écria tout à coup :

_ Parfaitement...zé sais faire venir le Diable !

On lui répondit qu’il serait préférable de faire venir le veau.

_ Peut-être, mais le Diable il va venir.

Personne n’ajouta que le veau en ferait autant à plus ou moins brêve échéance. Là-dessus il s’empara de la lanterne, en sortit la chandelle, lui chauffa le dessous avec une allumette et la colla soigneusement au fond d’un verre renversé bien séché. Il débarrassa la table des objets profanes et sortit de sa poche le reste d’un crayon de charpentier avec lequel il traça un cercle tout autour du verre qui portait la chandelle allumée. Il concentra un moment son regard sur la flamme qui vacillait à peine et réclama le silence. On n’entendit plus rien. Même les vaches semblèrent retenir leur souffle, leurs bouses, leurs raclements de sabots et leurs cloches pourtant discrètes dans la nuit. D’une voix rauque et comme angoissée l’Italien commença à réciter une espèce de litanie en latin batard de piémontais monocorde et la flamme montait et descendait à chaque respiration comme animée d’une horrible pulsation. Les deux autres, exorbités, fixaient l’épouvantable opération lorsque...

On entendit trois coups puissants frappés contre la porte qui s’ouvrit brusquement . Le courant d’air qui violenta la flamme revela une silhouette toute noire qui portait une longue cape et un grand chapeau à larges bord, pour dissimuler les cornes bien sûr, qui hurlait dans la panique générale des paroles incompréhensibles forcément diaboliques.

Ne sachant par où s’enfuir les trois compères s’étaient collés au mur du fond et bégayaient de terreur. Le bouvier s’était emparé d’une fourche à fumier aux dents aiguës et l’agitait comme une baïonnette, trident dérisoire contre le Diable. Le berger avait grimpé comme un chat à un madrier de soutien et s’attaquait à percer le plafond. Quant au piémontais il poussait des cris épouvantables :

_ Zé sais pas le faire partir....Zé sais pas le faire partir !


La Boule

Il faisait très chaud cet après-midi de fin d'été. On ne sentait pas le moindre souffle de vent, ce qui est rare en montagne. De gros nuages boursouflés d'un blanc éclatant montaient lentement du côté de l'Ouest. L'air était sonore, les bruits cristallins. On entendait aboyer au loin un chien anonyme dans l'indifférence de la torpeur bientôt automnale.

J'étais assis sur la troisième marche de l’escalier extérieur, qui donne accès à la porte grillagée centrale depuis la cour caillouteuse de l'école du village. Dans mon dos cette porte était grande ouverte à deux battants. Je suppose que l'on espérait un courant d'air salvateur qui viendrait peut-être tempérer la cage de l’escalier intérieur. Cet escalier donnait accès à l'unique étage et, à peine plus haut, au grenier. Dans mon dos il y avait deux autre portes se faisant face : celle de la classe des filles ou officiait ma mère, celle de la classe des garçon fief de mon père Elles étaient fermées encore pour quelques jours en attendant la rentrée. L'escalier était en pierres de taille. Il montait par la gauche, atteignait un palier intermédiaire contre le mur du fond et continuait par la face opposée jusqu'à l'étage où se trouvait notre appartement.

Là-haut tout était fermé. La seule ouverture, à part la porte d'entrée où j'étais assis, était une lucarne circulaire dans le mur du petit palier dont la fenêtre ronde était largement ouverte sur le ciel clair. Pour clore la cour du côté de la route il y avait un mur interrompu d'un large portail de fer forgé composé de barreaux verticaux assez minces et une courte grille de même facture qui courait tout le long du faite du mur. Ce portail léger était à deux battants et il était fermé. Il tenait par quatre gonds qui étaient scellés dans deux piliers de pierre équarris. Les extrémités de ces piliers étaient taillées en pyramides.

Cette description d'une architecture pourtant banale est indispensable pour comprendre ce qui allait se produire à ma grande admiration.

De la pointe d'une de ces pyramides à l'autre courait comme une guirlande extrêmement légère et transparente qui scintillait dans le soleil et vibrait avec un bruit subtil qui me fit penser à mon arrière grand-père. Je voyais que cette fine guirlande suivait à peu près la ligne des pointes des barreaux du portail qui étaient aplaties et taillées en fers de lance.

Je pensais parfois à ce vieux grand- père que je n'avais pas connu mais dont on me parlait à l'occasion car il était mort un peu avant ma naissance. Cette fois-ci je compris que c'était à cause du bruit. Le vieil homme avait des ruches. Elles étaient installées en contrebas de la maison de famille dans le jardin en terrasses qui descendait vers le torrent. On m'avait raconté que le jours de l'enterrement de leur propriétaire un nuage d'abeilles s'était élevé des ruches et avait suivi le corbillard jusqu'à la porte du cimetière à plusieurs centaines de mètres de là. Les assistants en avaient été effrayés mais furent vite rassurés car les gens du pays leur donnèrent l'ordre de ne pas s'agiter, de ne pas essayer de chasser les abeilles car ce phénomène était connu et se produisait parfois . C'est le bruit de léger vrombissement soyeux qui se dégageait de la guirlande d'étincelles sur le portail qui m'avait fait penser aux abeilles et à cette espèce de légende qui, décidément, n'en était une que pour les ignorants.

J'étais tellement attentif à ce phénomène lumineux, que je contemplais pour la première fois sans pouvoir interroger qui que ce soit pour apaiser ma curiosité infantile habituelle, que je remarquais à peine que les scintillements se réunissaient en un sorte de cercle ou de disque, peut-être une sphère ou une masse en forme de boule. A mon age j'étais bien incapable d'imaginer des précisions géométriques aussi subtiles mais je voyais nettement que la chose se formait en une sorte de ballon, gros à peu près comme celui avec lequel je jouais parfois. Le mien n'était pourtant pas aussi brillant et il ne venait jamais vers moi comme cette boule, avec une sorte de balancement et de tressautement comme si elle hésitait à m'approcher ou sur la route à suivre. En même temps le bruit devenait plus audible, plus insistant, comme s'il enflait.

Par une sorte de réflexe je tentais de rentrer ma tête dans mes épaules lorsque je me suis aperçu que la boule montait légèrement et passait au-dessus de moi. Je n'ai eu que le temps de faire un quart de tour rapide et de suivre des yeux cette boule de plus en plus étincelante qui montait le long de l’escalier, à peu près à la hauteur de la rampe. En même temps il me semblait qu'elle était devenue plus petite, plus concentrée. Arrivée au niveau du palier intermédiaire elle sembla s’arrêter, vibrer davantage et, d'un seul coup, franchit la lucarne comme si elle était aspirée.

Faute de comprendre de quoi il s'agissait je n'étais pas stupéfait. J'étais seulement un peu frustré que la fête soit finie si brusquement.

Je n'ai parlé à personne de cet événement qui me semblait agréablement normal et fut vite oublié. Pourtant, de très longues années plus tard, je me suis rendu compte que tous les physiciens et autres respectables savants de toutes sortes ont toujours fermement nié ce phénomène de la foudre en boule qui ne saurait exister...

Puisqu'ils le disent !


Le chien de Marguerite

Marguerite était infirmière. C'est à l'occasion de ses visites à ma grand-mère que j'ai fait sa connaissance. Elle passait une ou deux fois par semaine. Comme elle n'habitait pas très loin de chez nous elle prétendait que c'était une excellente occasion de promener son chien. En vérité ses visites étaient surtout amicales et doucement thérapeutiques. Ce chien était un magnifique Colley de pure race muni d'un noble pedigree qui avait exigé que son nom commence par la lettre K. Pour éviter le banal Kiki on avait choisi Kazan, nom d'une ville russe dont je n'ai jamais entendu parler hors cet emprunt original. Je me contentais de carresser les longs poils de l'animal bien peigné dont le long museau me reniflait de partout. Nous sommes devenus bons amis.

Marguerite était également radiesthésiste et sa compétence n'était pas usurpée car elle avait été initiée à cette science ésotérique par son oncle, un abbé célèbre, mondialement reconnu comme Maitre d'une efficacité impressionnante en cette matière. Il avait convaincu le Pape lui-même à l'occasion d'une spectaculaire recherche de disparus très médiatiques, comme on ne disait pas encore. Ce n'était pas une référence négligeable mais mon scepticisme juvénile, passablement imbécile, m’empêchait de me laisser convaincre sans réticence. Je m'amusais parfois à neutraliser les mouvements du pendule de Marguerite lorsque elle opérait devant moi et j'y parvenais assez souvent par un effort de concentration assez intense pour qu'elle me prie vertement, en riant beaucoup, de sortir immédiatement de la pièce.

A cette époque j'étais collégien, interne, provisoirement mais souvent en vacances. La guerre qui avait éclaté de toute part prenait des allures de catastrophe mondiale sans espoir de conclusion prochaine et surtout sans promesse de victoire avant longtemps de ceux en qui nous espérions. Il serait vain de décrire à nouveau, après tant d'autres, ces évènements tragiques aux souvenirs déjà bien érodés. Ce qui comptait pour nous c'était notre position, à une demi-heure de marche paisible de la frontière suisse, sévèrement barricadée et surveillée avec la rigueur légendaire dont est capable le militaire allemand. A l'occupation italienne, non sans brutalité, avait succédé une fuite rapide et sans gloire suivie de l'invasion germanique intégrale que l'on sait. Ce changement de cerbères volontiers assassins n'était pas à l’avantage des passeurs de frontières, combattants de l'ombre et messagers au courage angoissant dont nous savions les exploits sans en rien connaître. C'était précisément le cas de Marguerite. Elle prétendait se rendre régulièrement auprès de son oncle qui exerçait son ministère dans une petite commune située tout près de la frontière mais du côté heureusement suisse, ainsi protégé. Je ne savais pas et je ne saurais d'ailleurs jamais par quel trou de souris elle parvenait à franchir les barrages barbelés ou les barrières de poutres des issues infranchissables, mais je notais qu'elle n'emmenait jamais son chien pourtant avide de promenades. Il faut croire que le danger était grand et que son souci était dans ces circonstances tout autre que la santé de son respectable vieil oncle. Je devais me rendre compte bientôt que ce grand homme était mort depuis deux ans lorsque la guerre éclata. Le prétexte demeurait cependant intact aux oreilles des importuns trop curieux en ces temps de délations criminelles, d'autant plus qu'une visite au cimetière n'est pas vraiment mensongère et en vaut parfois une autre.

Un matin, la rumeur qui court si vite les rues des petites villes, plus vite en tous cas que ne couraient les nouvelles insipides des journaux minuscules de ces années de vie sous le boisseau, nous ont appris que Marguerite a été arrêtée et incarcérée à la prison provisoire aménagée en ville par les occupants à l'usage des futures victimes d'une répression horrible dont nous ne savions rien sinon qu'elle était sans retour. Un message nous parvint par un inconnu en vélo qui sonna à la porte, nous glissa une page de calepin déchirée et partit en pédalant très vite. C'était plus bref et plus tragique que toute la littérature dont la Résistance fut par la suite la source intarissable.

« Prenez mon chien et soignez-le bien «

Le chien passa chez nous l’Automne et une partie de l'Hiver. C'était une bête magnifique, affectueuse et attentive qui me suivait volontiers dès que je venais en vacances et que je prenais soin de le promener en laisse toutes les fois que j'en avais l'occasion. Ma grand-mère qui n'avait pas d'attirance particulière pour les animaux familiers forçait sa nature pour cajoler parfois cet animal tranquille qui dormait beaucoup et n'exigeait qu'un peu d'affection. Nous avions déjà consulté le vétérinaire qui s'en occupait habituellement mais j'eus l'occasion d'y retourner lorsqu'il commença à perdre ses poils à la fin de l'Hiver. On me parla de mue printanière. On rectifia son alimentation et on me rassura.

Vers la fin Mars la chute des poils devint sévère, s’accéléra et prit bientôt un aspect pathologique. Kazan cessa de manger et mourut rapidement en quelques jours à peine. Mon père et moi, nous l'avons enterré dans un coin abrité du jardin. Nous étions consternés, à cause de la perte de notre pensionnaire familier et surtout à l'idée que nous n'avions pas sauvé le chien de notre amie qui serait bien déçue lorsque elle reviendrait.

Elle n'est pas revenue.

Une infirmière hollandaise rapatriée que nous avions reçue quelques jours chez nous en attendant la formation, au centre de triage, d'un convoi pour son pays, nous a confirmé que Marguerite est morte à Ravensbrück... vers la fin Mars.

 


Je suis mort en 49

Ceci n'est qu'une expérience. Prétendre en tirer un enseignement semble sans doute imprudent mais je ne saurais oublier ce qui s'est passé et que ma mémoire conserve, à toutes fins utiles.

A cette époque, immédiatement après la fin de la seconde guerre mondiale, j'étais étudiant à Paris. Comme beaucoup j'étais musicien de jazz vieux style et je jouais avec quelques copains dans un petit orchestre bien sympa. Les locaux qui nous accueillaient étaient vétustes et inconfortables . C'étaient souvent des sous-sols pas chauffés, mal ventilés, dépourvus de tout confort, dont les chroniqueurs, cinéastes ou illustrateurs, ont tiré l'image désormais historique des fameuses caves de Saint-Germain-des-Prés. Celle dont je parle ici était continuellement bourrée de public enthousiaste, enfumée jusqu'à la gueule et sans aération ni toilettes. Il fallait, pour ce dernier usage, s'ouvrir un passage dans la foule agitée, remonter un escalier aussi étroit que malcommode, traverser une vaste cour pavée et utiliser des chiottes à la turque adossés tout au fond contre une muraille du temps des Romains ou de bien avant eux.

Je portais le plus souvent une belle chemise bariolée très à la mode, achetée aux surplus de l'armée américaine, dite hawaïenne et faite de nylon parfaitement imperméable à toute humidité, insensible à toute transpiration. Là-dessous, en jouant, je transpirais comme une bête et la sueur me coulait dans le dos.

Nous étions en hiver. Il faisait ce soir-là un froid à geler la Seine toute proche. Je profitai d'une pose pour perforer le public compact, traverser cette cour réceptacle à courants d'air glacés, vider suavement ma vessie du blanc sec, excellente spécialité de l'endroit, puis revenir aussi vite que possible me replonger dans l'étuve souterraine où gesticulaient les danseurs acrobates qui hantaient ces lieux où nous construisions une légende.

Les jours suivants je me mis à tousser de plus en plus et à manger de moins en moins. Pour me soutenir je buvais une petite cuillerée de rhum dans du thé chaud. C'était mon seul repas quotidien. Je passe les détails d'une lente descente vers un épuisement total, d'où deux médecins successifs dont un pneumologue aussi intrigué qu'affirmatif se mirent à tenter de me sortir à grands coups d'injections dans les fesses du produit miracle et extraordinairement novateur du moment, la pénicilline. Sans elle j'aurais plongé, les poumons inondés jusqu’à la noyade par une congestion spectaculaire autant que pulmonaire. Je ne souffrais pas. Je ne respirais plus guère. J'avais peu de fièvre. J'étais à peine conscient et aussi passif qu'une bûche au fond de mon lit. On avait placé à côté de moi une bombe d'oxygène munie d'un manomètre et d'un long tuyau de caoutchouc pour alimenter un masque capable de m'éviter de crever tout de suite.

On attendait.

A un moment donné qui devait être un crépuscule, j'ai complètement perdu conscience. Il n'y avait plus rien, ni moi, ni rien d'autre. Même pas le fameux trou noir dont on parle parfois lorsque on se réveille.

Je me suis effectivement réveillé, collé au plafond de ma chambre.

Sans le moindre étonnement ni l’ombre d'une inquiétude je remarquai d'abord que je touchais presque la moulure qui courait tout autour de ce plafond. Plus exactement, j'aurais pu la toucher si j'avais eu une main, des doigts, un bras et, pour tout dire un corps. Je n'en avais pas. J'étais dans un nuage, au sens propre du mot. Ce nuage avait à peu près la forme d'une sphère aux limites assez floues et d'un volume proche d'un demi mètre-cube. Il était fait d'une sorte de vapeur assez semblable à de la fumée légèrement grise et transparente. L’impression dominante était que je ne me sentais pas vraiment dans le nuage. J'étais le nuage lui-même comme on se sent dans son corps en s'étirant au réveil ou en prenant conscience d'une position ou d'un événement auquel on participe le plus naturellement du monde. J'étais là. J'étais bien. J'étais cela et c'était si normal que je n'éprouvais aucun sentiment d'étrangeté. De plus je n'éprouvais rien du tout. Je n'entendais rien alors que ma fenêtre donnait de très haut sur un carrefour très fréquenté qui m'apportait généralement beaucoup de bruit même la nuit. Je n'avais aucune sensation sensorielle sauf la vue. Pas d'odorat non plus. Par contre, ma vue était d'une acuité inhabituelle .

Curieux de comprendre ce qui m'arrivait je me suis déplacé par simple intention, sans effort musculaire et pour cause, une sorte de volonté agissante. Je progressai peu à peu en effleurant le plafond. Parvenu au-dessus de la fenêtre je m’arrêtai. En me retournant pour regarder mon lit et la forme immobile qui gisait dedans je m'aperçus que, dans l'angle opposé, se trouvait la cheminée.

D'un seul regard j'ai tout compris. Cette cheminée datait de la construction de l'immeuble. Toutes les pièces en avaient une. On les avait désaffectées sans les détruire en installant le chauffage central. La mienne était constituée d'un manteau à tablette en marbre noir, fermé par un rideau coulissant en laiton, hermétiquement bloqué. J’avais essayé plusieurs fois de le soulever sans y parvenir. Au-dessus, un coffrage conique en briques plâtrées talochées à l'ancienne dissimulait le conduit d évacuation de la fumée. Il occupait l'angle de la pièce et montait jusqu'au plafond. C'est à cet endroit qu'était parvenu le nuage après avoir tenté en vain de s'engager dans la cheminée pour je ne sais quelle ascension. J'étais enfermé dans la chambre close sans trouver d'issue.

Je demeurai dans cette situation presque amusante qui ne m'étonnait pas le moins du monde. Elle me semblait presque agréable et pas du tout angoissante. J'avais l'impression que rien ne pouvait se passer ou sûrement rien de fâcheux. Cela dura un temps indéfini, un temps qui n’existait plus, une absence. Cette impression de temps disparu, de corps abandonné là-dessous et remplacé par une vapeur à peine consistante, cette évidence de liberté simpliste retrouvée, me réjouissaient autant que la certitude de continuer à voir, comprendre, analyser, conserver mon esprit plus vif qu'avant et comme délivré de toute méfiance et de toute entrave. Je m'abandonnais à ce bonheur calme et lénifiant.

Cela ne dura pas. Je sentis bientôt que le temps avait repris son cours illusoire.

J'entendis la voix du médecin qui se penchait sur moi :

« Bon !...il est revenu «

. J'étais de son avis mais ce n'était pas du tout agréable. J'allais lui répondre que j'étais bien mieux là-haut contre mon plafond à attendre une sortie souhaitable, mais une telle aventure ne se raconte pas sans précautions. Il suffit de l'avoir vécue.

Les jours suivants je me suis remis progressivement . J'ai quitté mon lit, les intramusculaires toutes les quatre heures, les ventouses scarifiées, le masque à oxygène... J'ai réussi à fumer deux centimètres d'une cigarette le jour où je me suis risqué à manger un œuf à la coque. Plus tard je suis parti me reposer quelques mois à la montagne et je n'ai même pas viré ma cuti, à l'étonnement de mon pneumologue. Par contre je me suis consacré au cyclotourisme alpin afin de rétablir une respiration compromise.

Je n'ai jamais oublié cette excursion dans mon petit nuage et je demeure persuadé que s'en aller ainsi ne doit pas être désagréable ...si c'est vrai.

 


 

Les Emigrants d'Arenthon

Ce sont les curés qui se sont chargés de la propagande. C'est du moins ce que m'ont affirmé un tas de gens qui ne les aimaient pas trop, surtout ceux qui ne les aimaient pas du tout. Etant donné leur influence considérable sur le peuple des campagnes, tout ce qu'ils annonçaient en chaire était accepté comme parole d'évangile, ce qui est bien le cas de le dire. Avec la même confiance, tout ce qu'ils préconisaient dans beaucoup de domaines d'une vie sociale assez fruste était reçu et parfois appliqué. C'est ainsi que, par ordre de leur hiérarchie ils se lancèrent dans un discours incitatif destiné à persuader leurs ouailles à émigrer vers l'Amérique du Sud, c'est-à-dire vers les pays de langues latines. Ce mouvement avait, en pays alpins, de profondes racines dans une continuité ancestrale à aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte et la neige moins tenace.

Les Savoyards ont toujours émigré. On en trouve partout, jusque dans les contrées les plus exotiques comme les plus contrastées par les options religieuses ou les orientations politiques. Les pays réformés continentaux en ont attiré beaucoup qui y firent souche et souvent fortune. On doit à leurs donations parfois ostensibles la floraison de belles églises baroques en beaucoup de maigres villages pas oubliés, où dorment les os de leurs vieux parents. En ce milieu de XIXe siècle ce sont des populations catholiques que l'on invite à prendre le chemin d'un exil que la distance et le vaste océan promettent sans retour. Apporter sa religion dans son bagage est une constante des implantations coloniales. L'imposer aux peuples qui n'en demandaient pas tant en est une autre. En attendant l'étude de ces phénomènes récurrents en nos contrées exposées plus qu'ailleurs aux perturbations climatiques, voire politiques ou économiques, est suffisamment complexe pour que je l'abandonne aux avides de connaissances régionales et que je revienne au cas particulier de cette famille dont on m'a raconté l’histoire.

Ces gens-là étaient pauvres. Comme la plupart des victimes de cette pauvreté endémique qui est la marque des peuples prolifiques en territoires aux ressources non extensibles, ils avaient beaucoup trop d'enfants pour espérer les nourrir convenablement et leur assurer un avenir acceptable. Fermiers, ils ne possédaient rien. Ils n'étaient même pas endettés car, selon la bonne formule, on ne prête qu'aux riches, mais ils couraient à une faillite inévitable, sort commun de beaucoup de leurs contemporains, fournisseurs traditionnels des armées mercenaires et d'une domesticité urbaine saisonnière à peine moins avilissante. Dans ces conditions ils étaient la proie facile de séducteurs éloquents qui leur ouvraient le vaste monde comme remède souverain à leurs inextricables difficultés. Les terres lointaines inexploitées sous des cieux lumineux n'attendaient que leurs bras et leur courage. Leurs efforts seraient récompensés au centuple si ce n'est bien davantage. On en était presque au célèbre « y'a qu'à se baisser ». Ce fut à peu près la conclusion du dernier recruteur tonsuré qui passa par Arenthon et qui les décida à tenter le grand saut d'un hémisphère à l'autre par dessus l'Atlantique.

Ils prirent quand-même la précaution de consulter Martial.

Martial était un bon exemple de ces personnalités originales comme en produisent parfois les communautés conservatrices lorsque en plus le relief s'y prête et les communications sommaires interdisent l'ouverture. Le rôle de l'Eglise n'était pas négligeable dans cette sorte de réclusion mentale entretenue car elle avait horreur de l'apport des idées nouvelles passablement anticléricales, comme de l'implantation d'originaux peu flexibles dont Martial était un bon exemple. Elle préférait l'émigration en masse comme remède à l'endogamie, plus adaptée à la conservation des options globalement transportables. Le retour de ce Martial après fortune faite, peut-être imaginaire mais apparemment confortable, lui avait valu quelque méfiance de son curé. Parti de chez lui afin d'éviter le service militaire du temps sarde qui durait sept ans, il avait pris le chemin maritime de l'Argentine naissante. Le fait qu'il en soit revenu après un petit demi-siècle de disparition en faisait un précieux conseiller pour ceux qui allaient partir, même en tenant compte des inévitables vantardises habituelles chez les romanciers de village et de la sélection involontaire des souvenirs valorisants. Comme en plus il était né natif du pays, sa parole serait acceptée avec bienveillance. Il suffirait de lui faire adopter une indispensable discrétion sur ses aventures personnelles, voir intimes, qui n’étaient sans doute pas toujours conforme à l'image édifiante du pionnier au grand cœur venu dispenser l'évangile et éveiller les immensités virginales aux joies illimitées de l'agriculture coloniale. Ce ne fut pas facile. Martial se mit à ruer dans les brancards comme l'aurait fait le plus teigneux des mulets patagons et faillit planter là le curé, les capucins et toute la hiérarchie et se retirer dans sa retraite solitaire à l'ombre de ses souvenirs estompés des vastes plaines et de ce qu'il y a dedans. Il faut dire qu'il n'était que fort peu catholique, à tous les sens du mot, et qu'il ne pratiquait qu'une fois par an, le jour de Pâques, pour ce qu'il appelait le minimum baptismal. Il ne savait même plus où il avait ramassé cette expression autour de quelque barbecue nocturne de gauchos boucaniers . Ce n'est que très exaspèré par les futurs aventuriers des pampas mystérieuses qu'il céda en maugréant aux assauts de ces pauvres gens et à leurs questions aussi saugrenues que récidivantes. Non, il n'y avait pas de cannibales. Non, les femmes ne se promenaient pas toutes nues. Non, les crocodiles ne croquaient pas les petits enfants et allait-on bientôt lui foutre la paix ? Il se retira dans sa retraite revêche et disparut afin de laisser chacun soupeser ses propres sentiments et décider librement de son avenir.

Le temps interminable de l'attente du départ décidé fut rempli de préparatifs administratifs dont se chargea heureusement une organisation ecclésiastique déjà bien entraînée et encouragée par l'Etat très désireux de voir réussir une opération plutôt délicate et politiquement controversée. On voulait surtout éviter les renoncements de dernière minute et le risque de réaction négative en chaîne. On exigeait pour çà une parfaite discrétion de ces gens tellement préoccupés par un avenir incertain et presque honteux de s'exposer ainsi. Bon voyage ou bon débarras, on ne savait pas vraiment. On décréta qu'ils partiraient de nuit.

Deux voitures bâchées à deux chevaux, une pour les bagages qui étaient bien légers et l'autre pour les gens bien entassés . Une lanterne à chaque timon. Au plus proche voisin, on avait laissé les chiens et à la cure les clés. On dit que l'on partait pour quelques jours dans le jura afin d'y négocier un nouveau fermage. On partit vers minuit pour gagner La Roche où se formait un petit convoi avec une famille du Reposoir et deux autres du Grand Bornand . On marcha au pas jusqu'à la Madeleine où on se mit à trotter. La nuit était noire. Tout le monde avait les larmes aux yeux, sauf les gamins qui dormaient. Les femmes pleuraient sans retenue et les conducteurs s'en foutaient en silence. Ils reviendraient à vide au petit matin.

Tout à coup...par dessus le trot monotone et le crissement des roues cerclées sur les graviers des bords, dans la nuit déserte on entendit un bruit précipité. Un homme courait. On jeta dans la voiture un gros objet qui fit un bruit mat comme celui d'un sac. On ne voyait pas bien. On devinait à peine deux mains qui empoignaient la ridelle et la tête hilare de Martial qui se hissait à bord en jetant aux passagers stupéfaits :

- Poussez-vous les copains...je repars avec vous !

 


 

Le défilé sous la Lune

Vous n'avez pas connu Kiki. Bien sûr, vous ètes trop jeune. C'était un petit homme très sympathique qui possèdait un chalet, par là-haut, un peu après la sortie de la forêt, tout au bout de cette crête de pâturages en forme d'éperon d'où la vue est étendue à toute la vallée, presque à l'infini en direction du lac. Je veux dire le Léman, bien entendu. C'est un point de repère classique de nos paysages chablaisiens. De presque tous nos sommets on en voit une partie plus ou moins vaste encadrée entre les parois calcaires et les pentes d'épicéas brossus. Précieuse participation au classicisme des cartes postales et des rusticités murales des estaminets. En certains lieux désignés véritables balcons belvédères, la vue du lac s'étale sur toute sa longueur et les rives opposées dessinent en courbes élégantes un des plus beaux paysages du monde, justement célèbre et fort fréquenté des grandes fortunes qui vont avec. La nuit, lorsque les villages et les quelques villes s'illuminent les uns après les autres, le spectacle est si féérique que l'on a construit en pleine paroi d'un sommet cornu, un refuge où les çarpés du Samedi soir viennent passer une nuit souvent tumultueuse, sous les cris des arrivants essoufflés et ceux des chorales improvisées aux accents plus enthousiastes que mélodieux. J'y ai entendu au moins une fois un accordéoniste qui méritait plus de louanges pour avoir hissé son instrument jusque là que pour son obstination à s'en servir.

L'endroit est connu. C'est pourquoi Kiki avait choisi pour son repos hebdomadaire un sommet éloigné et bien protègé des outrances vocales des foules citadines en mal d'escalades sonorisées.

Pour rendre habitable autrement qu'à des vaches ce chalet à vocation fromagère on avait dù rajeunir la toiture de tavaillons et ramoner l'antique cheminée. On avait échangé la grosse cuve de cuivre à faire la tomme contre quelques meubles massifs et des chaises rudes aux fesses. Les parois avaient été doublées sommairement et l'échelle du soli était devenue un escalier à peine moins escarpé, réalisant ainsi ce que les architectes d'aujourd'hui appellent une mezzanine, espèce de machine à se cogner le crâne au plafond d'un réveil un peu brusque. Quant à l'étable il avait fallu, sans grand espoir, en égaliser le sol de lapiaz érodés par des générations de bovidés placides. Une longue table, dite de monastère mais qui n'avait connu que des agapes fermières et des noces égrillardes. Deux longs bancs désespèrément bancals et des casiers aux murs abondamment replâtrés pour soutenir un plafond aux poutres retaillées finissaient de constituer une sorte de carnotset pour jours de pluie et tournées de tarots ou les soirs de confrontations animées entre productions viticoles de l'endroit. C'était assez confortable pour devenir un sanctuaire amical autant qu'un refuge familial traditionnel tant que la neige ne recouvrait pas tout d'une congère interminable en attendant le réveil des marmottes.

Kiki était d'autant mieux considèré au village que sa cordialité naturelle lui attirait de sincères amitiés. De plus et peut-être surtout, sa profession d'important grossiste en tabacs sur la place de Genève lui permettait d'apporter chaque semaine de quoi bourrer assez de pipes locales pour consolider sa réputation de généreux compagnon. Les années passaient dans une agréable familiarité entre les habitants et ces Genevois devenus coutumiers.

La guerre éclata et mit fin brutalement à cette heureuse cohabitation rapidement remplacée par une autre moins désirée, celle des Allemands, quelque peu précédée par celle des Italiens partis en courant vite sans laisser d'autres traces qu'un bref mauvais souvenir. La région se vida de ses touristes mais se remplit d'uniformes rapidement détestés, malgré une collaboration officiellement proclamée génératrice d'une hostilité spontanée avant d'être organisée en résistance armée. Lorsqu'elle le fut et devint franchement combattante les montagnes se remplirent d'une faune polymorphe, mélange de clandestins et de ceux qui les pourchassent, d'assaillants et de défenseurs, de fuyards par les cols malgré les patrouilles, de passeurs et de contrebandiers, d'aventuriers parfois, peuple des temps de troubles et de sauvagerie à peine modernisé dans ses moyens de tuer. En bon fils d'une démocratie qui n'a jamais oublié Marignan, Kiki suivit les événements avec l'inquiètude et l'espoir que lui inspiraient tour à tour son sens de l'honneur et son amour de la liberté. Lorsque les clairons de la victoire se mirent à sonner en écho aux riffs de Glen Miller, il fit son sac de tabac encore plus dodu qu'autrefois et passa la fontière enfin débarrassée des poutres barbelées et des chevaux de frise. Il monta au village par les sentiers fort bien entretenus par un tas de piètons anonymes de toutes races et de toutes intentions. Il en reconnaissait avec émotion presque chaque pierre usée ou chaque saignée boueuse. Il resta longtemps au bistro de la place à renouer avec quelques amis retrouvés et à s'enquérir des absents au sort tragique. Il distribua sa charge appréciée à sa juste valeur d'un plaisir sévèrement rationné. La carte de tabac, bien que spécialité des faussaires amateurs, sévissait encore, imposée aux fumeurs de plus de dix-huit ans, seuil administratif de l'intoxication autorisée.

Vers le soir Kiki monta à son chalet. Il le trouva ouvert à tous les vents, complètement vidé de tout mobilier, matériel, ornements, jusqu'à la vaisselle de table, aux casseroles et aux robinets de l'évier. Quelques bouteilles brisées et des cendres dans la cheminée lui apprirent qu'à l'évidence on avait séjourné là et volé tout ce qui était transportable, y compris la lourde table et la réserve de bûches. Les courants d'air et les rafales de l'hiver s'étaient chargés des vitres et les souris, probablement à deux pattes, des victuailles. Passés la colère et le dégoût pour l'espèce humaine et son mépris de la proprièté dont on a déjà dit qu'elle était du vol, le fatalisme l'emporta et Kiki osa se féliciter que son bien n'ait pas été incendié comme beaucoup d'autres par une soldatesque prompte à détruire les abris de ces maquisards qu'elle exécrait d'autant plus qu'elle en avait une peur intense. Il redescendit à sa voiture parquée au bord du lac et rentra chez lui plein d'amertume.

Kiki avait conservé quelques amis bien placés dans l'administration de ce côté-ci du lac. Résistance et fraternité des armes aidant ceux-ci avaient acquis quelques pouvoirs de persuasion auprès des gens de bonne volonté. L'un d'eux, qui tutoyait le Préfet, se sentit décidé à donner un coup de main à son ami genevois en même temps qu'une leçon de savoir-vivre en paix à certains montagnards un peu trop désinvoltes. Il réunit un petit groupe d'anciens autour d'une fondue et leur demanda de faire courir le bruit que l'on allait changer bientôt le garde-forestier du secteur où Kiki avait ses habitudes dominicales. C'était une menace à peine voilée qu'on amplifia discrètement, en insistant sur quelques larcins supposés dont on ne savait que peu de choses sinon qu'ils étaient mal considèrés et malsains pour la réputation touristique du patelin. Comme la fréquentation des petites stations familiales par les pica-meurons constituait un apport financier non négligeable, exprimé en monnaie stable et relativement consolidée par les convulsions internationales, la rumeur alerta non seulement les forestiers mais aussi quelques édiles plutôt chatouilleux en matière de commerce local. De plus il est connu que le remplacement d'un garde est rarement une mesure de clémence. On s'en sert le plus souvent pour remettre de l'ordre dans un laxisme plus ou moins tolèré tant que personne n'éxagère au jeu du pas-vu pas-pris. Cette politique bon-enfant tolérable en république de petits copains a certainement disparu de nos jours, croit-on. Autrefois ce n'était pas le cas, croit-on aussi. En tous cas c'est bien ainsi que fut entendue cette supposition de sanction à peine suggèrée mais pleine de perspectives parfaitement comprehensibles. C'est pourquoi les copains de Kiki apprirent par le non-dit bien entendu que tel soir de pleine Lune, choisi pour permettre de cheminer discrètement sans obligation d'éclairer sa route, il se passerait sans doute quelque tentative de restitution sur laquelle on ne s'étendait pas, pour mieux s'entendre. Ils n'en dirent rien mais se planquèrent judicieusement pour ne rien manquer du spectacle.

Au début ils ne virent rien du tout. La scène se déroulait dans la forêt obscure dans un silence à peine écorché par quelques grincements de charrettes ou des interpellations étouffées. Bientôt ils virent se détacher sur le ciel pâle d'un crépuscule avancé, plusieurs silhouettes découpées comme au théâtre d'ombres qui suivaient la crête vers la forme massive du chalet abandonné. Avec un peu d'imagination ils parvinrent à se rendre compte que chacun de ces personnages transportait des choses étranges des plus variées, inattendues en ce lieu et à cette heure. Celui-ci portait une chaise, un autre portait un tabouret, deux costauds trimballaient une table, plusieurs semblaient chargés de hottes au contenu inimaginable mais de plus en plus facile à deviner à mesure que la caravane s'allongeait pour se fondre peu à peu dans l'ombre du chalet. Ils virent passer une sorte d'armoire et, bien reconnaissable, une échelle ainsi que, pièce par pièce, tout un déménagement à rebours car ici, de toute évidence, on emménageait. S'ils avaient été plus savants ils auraient évoqué la fameuse "restitutio ad integrum" des juristes. Ils auraient pu, avec moins de pédanterie, citer Blanche Neige et sa cohorte de mineurs sifflotants voire, en bons montagnards, imaginer le Servant qui hiverne dans les granges provisoirement désertes et ne manque jamais de remercier par quelque menu cadeau qu'il pose sur la grosse poutre de la cheminée.

Ils n'attendirent pas la fin de la restauration qui menaçait de s'éterniser et quittèrent leur poste en toute discrétion, suffisamment instruits des activités crépusculaires de leurs concitoyens pour ne pas tenter d'en savoir davantage. L'énorme rigolade contenue qui les submergea bientôt éclata autour d'une bonne bouteille sacrifiée aux petits nains de la montagne qui, bien sûr, ne sont pas une légende et savent rendre service à ceux qui les honorent d'un souvenir amusé, le soir à la veillée, comme il y a longtemps dans nos hautes vallées du vieux pays...qui n'éxiste pas, bien sûr, comme tout le reste de cette histoire.

 


 

La Vouga

Ils sont deux qui sortent mollement de la Gare de l'Est, à Paris, forcément. Tous les trains du monde convergent vers Paris. Ils se sentent empruntés dans leurs uniformes bleu-horizon passablement froissés après deux jours de farniente dans un convoi de permissionnaires aussi confortable qu'une patache. Pas plus rapide en tous cas. Sur le pavé parisien leurs godillots réglementaires font troufion rustique au point de leur interdire les endroits distingués. Ils s'en foutent . Ils vont réglementairement côte à côte comme à la sortie de la caserne et pourtant ils sortent de l'enfer. Ils ne sont pas morts, pas blessés, pas ensevelis ni assommés, ni gazés, ni affamés et toutes ces images tournent dans leurs têtes, indécises comme celles d'un rêve horrible qu'on oublie à peine pour le revivre bientôt. Ils ne pensent, plus à cette guerre qui les emporte dans l’indifférence résignée d'une rémission sans joie.

L'un était marchand de vin à Bonne, l'autre instituteur à Marcellaz. L'un est désormais sergent, l'autre sergent-major. En ville ils paraissent un peu gauches mais accentuent leur allure pour se moquer de ces citadins si imbus de l'être et si cons de s'en glorifier. Ils traversent cette foule d'excités qui courent après eux-mêmes comme des fourmis affairées. Ils vont sans hâte de ce pas reposé, marque des anciens dans n'importe quel régiment où il est coutumier de ne jamais faire aujourd'hui ce qu'un autre ne fera pas demain à ta place. Pour l'instant leur première préoccupation est de passer le temps en attendant leur train pour la Savoie qui partira probablement demain matin. Que faire sinon boire un coup, manger un morceau, trouver une chambre pour la nuit ou envahir une salle d'attente ? Exigences insolubles dans une ville bourrée de réfugiés, de soldats de toutes les armes et parfois de toutes les couleurs, de femmes au travail qui remplacent leurs hommes dans un effort de guerre qui n'est pas qu'une formule anonyme d'un journaliste décidément inspiré.

- Efô allâ vi la Pierrette ù Toine

- Dwé qu'y é ?

- On en diè Les Halles. L'âtre cou que d'é viu Toine é m'a bailli on papi.

En les voyant pénètrer dans son bistro la Pierrette manque de bondir hors de son comptoir :

- Bin alors vous autres, vous vlà ? Je vous croyais à Berlin !

- Pas encore la Pierrette, pas encore mais çà viendra. Donne déjà deux blancs et dis-nous min t'é qu'y baille par-tié . Apouè on vu mzi un bocon. Apoué te no baillera dou liet tant qu'à d'man.

- Oua Monchu ! D'man matin vos allà modà çi vo ?

- Oua Dama ! D'man on mode pè na ptiouta parmichon. E no baillera pâ mô, pâ ?

Ils mangent tranquillement, boivent un bon coup et un café bien arrosé par la Pierrette qui leur indique une chambre qui donne sur la rue, en plein sur les halles et leur agitation encore assez modérée à cette heure. Après une toilette agréable à laquelle ils ne sont plus habitués depuis longtemps ils mettent le réveil à l'heure et se couchent confiants. Il fait chaud ce soir-là et la fenêtre ouverte leur apporte assez de fraîcheur pour qu'il imaginent dormir en paix. Passée la satisfaction de se retrouver dans un vrai lit après si longtemps de wagons à bestiaux ou de paillasses étendues sur un assemblage de caisses de munitions, ils se laissent envahir par une torpeur heureuse à peine troublée par le passage discret de rares véhicules, fiacres au trot léger ou taxis, évidemment revenus de la Marne.

Vers les minuit la rue commence à s'agiter. Charrois tirés par des chevaux énormes aux pieds larges comme ceux des éléphants du Carthaginois, çlé qu'a tot ébeurcâ çi lé Tarin d'amo, camions pétaradants et conducteurs gueulards, pavés sonores et mécaniques comme on en entend pas longtemps avant d'être complètement sourdingue. Il y a ceux qui arrivent si lourdement chargés qu'ils se bousculent aprement afin de décharger vite. Il y a ceux qui s'enfuient à vide et déchaînent un rabadin infernal en rebondissant sur les pavés disjoints. Il y a ceux qui s'étremalent les uns les autres et qui s'encmâclient les un dans les autres. Il y a ceux qui empilent, ceux qui entassent, ceux qui roulent, déroulent, portent à dos ou versent en vrac. Tout çà gueule, s'interpelle, braille. Il y a même de la musique car tous les troquets sont grand ouverts et pleins de bouffe, toute fraîche livrée, pour toute une populace venue pour çà.

- Bin nom dé Diû y é pa pochible..y'é min la vouga

- Y'é on charivari.. utre min é fô qu'ri lé pompi...

Ils ferment précipitamment la fenêtre. Ils doivent aussi fermer les volets et tirer le lourd rideau intérieur. Dans le silence très relatif on entend, admiratif :

- Bin...par tié...si y gagnon dou sous...d'y prenan pânna !

 


 

Marmet

A la sortie du bourg il y a un embranchement. En prenant à droite on suit une vallée agréable qui conduit vers le Rhône à la limite du département. En prenant à gauche on franchit les Osses par un vieux pont de grosses pierres, juste avant d'attaquer la longue montée qui mène au plateau où se trouve la ferme de Marmet et quelques autres groupées autour d'un château abandonné depuis que les gens d'en Necy on imité la révolution importée des Frances. Le chemin en lacets est rude et n'en finit pas de viroler jusqu'au moment où il atteint un jovet de fayards qui marque la fin de la côte. C'est là que les anciens ont construit un abreuvoir pour les bêtes de trait assoiffées, les conducteurs ayant généralement pris la précaution de boire en bas avant le départ .

Il faut dire que cette région est celle de l'excellente Rostà, un vin blanc sec de réputation étendue pour accompagner aussi la fondue ou les diots cuits à la vapeur sur un lit de sarments. C'est précisément pour avoir un peu trop sacrifié à cette tradition œnologique que Marmet, à peine calé sur le siège de son char, s'est délicieusement plongé dans un sommeil bachique réparateur après une journée bien remplie, à tous les sens du mot. C'est toujours ainsi les jours de marché et Marmet ne manque jamais de s'y rendre par fidélité à une guernipille de cousins, copains de régiment et autres bienvenus pour partager un verre de blanc en l'honneur des précédents et à la santé de ceux qui vont suivre.

Le mulet connaît la route au centimètre près. Depuis sa jeunesse il l'a parcourue si souvent qu'il serait capable de vous la réciter. On néglige le plus souvent d'interroger un mulet. C'est un tort. Celui de Marmet s'est comporté admirablement, marchant lentement pour ne rien bousculer, tirant sans à-coups pour ne pas déséquilibrer son conducteur défaillant pour la même mystérieuse raison que d'habitude. Il démontre ainsi son adaptation aux circonstances, résultat d'une longue pratique et d'un entraînement fréquemment amélioré. Lorsqu'il parvient à l'abreuvoir il s'approche prudemment sur le sol pitaté humide et se met à boire à grandes lampées avec une évidente satisfaction. A cet instant apparaît dans la pente une charrette, occupée par deux joyeux compagnons, dont le cheval fait mine de conquérir la fontaine à son tour :

- Oh Liaude...on dirait Marmet ?

- Ouais, regarde, il en tient une bonne.

- Tu m'étonnes. Qu'est-ce qu'on fait, on le remorque ?

- T'es pas fou ? Là-haut y'a sa femme...

- Celle qu'il en dit nûtron crocodile ?

- Tout juste. Si on le lui ramène dans cet état elle nous reçoit avec un palonnier !

- Ouais mais t'as vu le mulet, tout mouillé de chaud, qui boit de l'eau froide et qui va rester là toute la nuit pendant que l'autre andouille roupille comme une souche. Il va crever ç'te bête ! Marmet on s'en fout. Il cuvera bien tout seul.

- T'as raison. On est à dix minutes de chez lui. On dételle la bête, on la remise et on détale avant que la charmante lâche les chiens.

Au petit matin Marmet se réveille progressivement et tente posément de reprendre ses esprits passablement confus. Après une incertaine période de réflexion contradictoire il se rend compte qu'il est seul, que le jour se lève et que les brancards sont vides. A l'instar du poète, métaphysicien à ses heures, il conclue, avant de se rendormir :

- De sé Marmet o de sé pâ Marmet ? Si de sé Marmet é m'in roba min molet....Si de sé pâ Marmet..d'é trova on çarret !

 


 

Le col des trois culs

Depuis quelques années j'ai pris l'habitude de partir seul en montagne . La raison principale en est que, de mes copains d'autrefois, il ne reste plus guère que quelques rescapés échappés aux vicissitudes des obligations et autres emmerdements. Ils accumulent comme à plaisir les charges de toutes natures et de toutes espèces, sans compter celles de toutes origines et les autres de toutes catégories. Les rencontrer en montagne tiendrait de l'illusion archéologique. Ceux qui sont devenus professionnels de la glisse, de la grimpe et souvent des deux alternativement, sont occupés à s'y faire une situation permanente et à la conserver. Ceux qui se sont éloignés d'une pratique pourtant ludique n'ont plus une minute à consacrer à ces jeux de leur adolescence qui ne se prolongent que chez les aventuriers qui agacent beaucoup les gens pathologiquement sérieux. Tous les autres sont morts et n'ont pas eu la politesse pourtant élémentaire de donner de leurs nouvelles. Je m'en vais donc seul à la recherche d'endroits assez dissimulés pour qu'on m'y foute la paix.

J'avais arrêté ma voiture sous les grands fayards mélangés de sapins chenus d'un fond de vallée encaissé de partout d'où on ne sort que par des cols fermés en hiver et pas tellement ouverts autrement. L'automne approchait et le tourisme agonisait en attendant la neige et son exploitation forcenée par ce tsunami multicolore que les modestes appellent saison et les optimistes chiffre d'affaire.

Là où j'allais il n'y avait plus rien des cohortes estivales et pas encore la moindre rumeur de prolifération pléthorique à fondue obligatoire et raclette préconisée. Le chemin encaissé au fond d'une gorge profonde pour romantiques éperdus où la cascade de service s'époumonait en vain m'avait amené en une heure de caillasses à une plaine cabossée entourée de pentes interminables toutes en glace noire et rocs aigus d'un côté et de l'autre en pierriers infinis jusqu'aux névés étincelants tout neufs de la nuit. Sur ma gauche s'ouvrait un col élevé couvert d'ardoise pilée par des millénaires de glaciations successives et devenue une sorte de béton à peine rugueux qui cède sous le pas comme une planche pourrie.

Je connaissais l'endroit et cherchais ailleurs plus original que ce passage vers une vallée qui m'éloignerait de ma bagnole au point de devoir quérir un taxi si toutefois j'atteignais un village avant la fin de mes jours. Je suis donc parti vers la droite en diagonale dans les grandes pentes pierreuses, euphémisme pour désigner des blocs dont le plus modeste ressemblait à un petit immeuble d'une favela ordinaire. Le sentier supposé s'insinuait dans cette accumulation avec une discrétion angoissante pour qui aurait voulu passer par là. Comme j'y tenais beaucoup je finis par me sortir de ce gymkhana et j'atteignis une région un peu moins perturbée lorsque j'entendis une voix. C'était une exhortation à faire vite qui me laissa indifférent car elle usait d'expressions assez impératives pour n'être que conjugales. Hostile à toute intrusion dans ma solitude décidée j'ai pressé le pas et bientôt m'apparut le spectacle irritant d'une petite troupe qui me précédait sur la piste du col rocheux qui nous dominait tous et nous invitait en même temps.

Tout col est un appel, c'est bien connu. Depuis les premières heures de l'humanité la démangeaison d'aller voir de l'autre côté est le plus puissant facteur d'expansion géographique et économique, en attendant la militaire.

Ces gens étaient cinq, chiffre préféré des réalisateurs efficaces. Pythagore affirmait dit-on que réunir une équipe de plus de cinq penseurs était la garantie d'y inclure inévitablement un con. Je n'en saurais juger mais je trouvais ce grand nombre perturbateur et je ralentis le pas pour ne pas les rattraper. Je remarquai que les deux qui allaient devant, comme dit Max Liotier, étaient indiscutablement des hommes à en juger par le volume excessif de leurs sacs alors que ceux des trois traînardes largement distancées étaient des sortes de pochettes à antisolaires et autres produits à se potringuer le museau. Leurs silhouettes graciles mais bien roulées montraient par un tempo très modéré leur détermination à ne pas s'agiter outre mesure en ces lieux escarpés. Aux exhortations irritées de leurs compagnons à ne pas s'enraciner ici car l'hiver n'allait pas tarder, elles répondaient par des protestations de volière excédées qui m'incitèrent à m'asseoir sur un bloc afin de me soustraire au déprimant spectacle d'un vaudeville rupestre matinal.

Laissant mon regard errer selon le vent sur les environs du col où s’escrimaient mes cinq histrions je remarquai que le passage était partiellement obstrué par une dalle horizontale de peu d'épaisseur formant une sorte de balcon légèrement surplombant. On devait probablement passer à côté de l'obstacle par une petite brèche avant de disparaître sur l'autre versant. C'est ce que j'avais vu faire aux deux maugréants qui devaient s'être assis sur quelque caillou pas trop rugueux en attendant que leurs trois grâces daignent les rejoindre avant les premières neiges.

Alors commença à se dérouler l’événement le plus inattendu du siècle si ce n'est bien davantage. Les trois femelles venaient de disparaître de l'autre côté du col et le ciel était vide. J'allais pousser le soupir de soulagement de circonstance lorsque je faillis émettre un rugissement de dépit. Trois silhouettes indiscutablement féminines venaient d’apparaître au bord de la dalle surplombante et leurs mouvements synchronisés à la manière d'un final de french-cancan me montrait trois jeunes beautés ou supposées telles me tournant le dos et se mettant à baisser pantalon jusqu'aux mollets, slips compris, à s'accroupir ensemble en me montrant trois parfaits petits culs bien roses, bien polis en plein soleil matinal et se mettant à pisser ensemble comme au commandement avec une satisfaction communicative. Je suivis l'opération avec avidité aussi spontanée qu'incrédule et j'attendis la dernière goutte pour apprécier la grâce de la chose. Là-dessus mes trois jeunettes soulagées et reculottées avec un soin évocateur, jetèrent un dernier regard circulaire aux montagnes inhabitées et disparurent à jamais vers des versants moins irrigués.

Ne sachant quel nom donner à ce modeste passage d'une arête non moins anonyme je l'ai baptisé le Col-des-Trois-Culs dont je suis assurément le seul à connaître l'étymologie urologique. Je dois ajouter pour la morale de l'histoire que je n'emporte jamais de jumelles en montagne ni de téléobjectif. Comme les godillots, c'est trop lourd dans le sac.

 


 



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